Tes pieds nus effleurent l’herbe fraichement coupée. Lovée dans la chaise longue tu peux étendre tes jambes avec légèreté, et ainsi maîtriser la caresse.
Le fond de l’air est lourd, mais une petite brise bienvenue rend le jardin agréable même en cette pleine après-midi. Ta peau reste sèche quand une douce chaleur irradie tout ton corps.
Tu rêvasses en observant le ballet des moucherons autour des fleurs.
Les feuilles bruissent.
Tu serais si bien, à cet instant précis, avec le ciel et l’âme pour seules compagnies.
Tu savourerais ta place, sans les images qui dansent derrière tes yeux, les paroles d’autres bourdonnant à tes oreilles.
Car au fil des ans, tu t’es forgé une carapace de culpabilité et d’insatisfaction.
Elle t’empêche de profiter de ce qui est bon.
Tu as pollué ton esprit, tu as encombré tes rêves.
Ca ne s’est pas fait en une nuit. Il en a fallu beaucoup, plongée dans les désirs maintsream du papier glacé et des écrans froids.
Miss t’a d’abord appris que tu ne serais jamais une fille des podiums tout en te martellant comment le devenir. A quel âge ton premier régime? Ta première épilation? Tes premières hésitations pour adresser la parole sans paraitre trop intéressée?
Les journaux il fallait aller les acheter, ils étaient plein de mannequins ou de célébrités.
Les séries TV se passaient dans un ailleurs trop éloignés.
Tu pouvais maintenir une certaine distance avec les fantasmes que cette pop-culture faisaient naitre. Elle représentait un monde un peu parallèle, pas vraiment celui que tu harpentais.
Puis il y eut la toile, attirante, gluante. Ton amie des années d’incertitude. Celles où il faut prendre les rênes sans savoir où aller.
Les choses paraissaient si simples pour ces autres, affichés sur ton écran, généreux dans leurs conseils.
Comment s’habiller, comment se décider.
Organiser ses journées, mener ses projets, programmer sa vie.
Franchir les échelons, devenir adulte.
Ils paraissaient tellement plus à l’aise, accomplis, assis sur un siège que tu croyais vouloir aussi. Et ils étaient comme toi, des anonymes pas plus fortunés. Plus malins peut-être, d’après toi mieux taillés pour ce monde.
Alors tu as entrepris de t’améliorer.
De développer tes compétences.
D’être toi en mieux.
Magie infinie d’Internet et de la praticité des outils, ces conseillers en image/gestion du temps/carrière/maternité/décoration/diététique[etc] t’ont accompagnée dans toutes les étapes de ta jeune vie. Avec ton consentement.
« A force de vouloir entrer dans le moule on finit par devenir tarte. »
La phrase s’est affichée sur ton smartphone à 9h ce matin. Celle qui l’a « partagée » ne sait pas.
La tarte c’est toi.
Depuis ta chaise longue tu penses à ce que ferait Mélanie-coach-en-changement-de-vie par un tel après-midi libre.
D’abord nettoyer la maison de font en combles, pour « faire circuler l’énergie ». Puis établir la to-do-list des choses à réaliser en juin.
Une fois chauffée, certainement qu’elle créerait un nouveau programme en ligne, pour aider les filles comme toi à plannifier leurs rêves et ne pas passer à côté de leur vie.
Puis une séance de yoga, une soupe froide détoxifiante et un MOOC de néerlandais.
Toi tu as prévu de manger une salade de tomates mozza avec du pain (blanc!), comme hier et avant-hier.
Tu te désespères. Aucune créativité, aucun défi, aucune résolution accomplie.
– Wohoho! La tarte! C’est vraiment ton rêve à toi de cocher des tâches à longueur de journée sur un outil numérique de gestion?
Quand tu étais enfant, tu ambitionnais d’être la plus rapide à ranger ton linge et de connaitre 20 recettes de smoothie à base d’avocat?
Surtout, étais-tu moins heureuse quand tu n’étais qu’un pauvre fruit tombée de l’arbre, pas encore agrémentée de crème et étalée sur une pâte feuilletée « faite maison »?
De la crème trop sucrée, voilà à quoi tu penses quand tu fais le tour de tout le contenu médiatique ingurgité ces 20 dernière années.
Personne ne t’a forcée, mais tu t’es comportée exactement comme un canard qu’on gave.
Tu as ouvert grand le bec et tendu ton petit cou pour avaler un amas graisseux qui n’a d’intérêt que pour celui qui te mangera.
Tu as cru que tu n’étais pas assez.
Tu as cru qu’en suivant les règles tu t’épanouirais.
Tu n’as pas vu que ta graine contenait déjà tout ton nécessaire. Tu as perdu confiance en ta propre capacité à pousser, sans mauvais engrais qui te dénatureraient.
Et aujourd’hui dans ton jardin, en comprenant ça, tu décides de reprendre ta vie de fruit sauvage, libre.
-Et d’arrêter de lire trop de contenus lifestyle sur Insta, ta prose commence à devenir un OGM standardisé.