Aimer sans condition

Le soleil de décembre tape sur les carreaux. La liqueur de châtaignes, entourée de quatre verres et de biscuits craquants, trône sur le napperon de la table basse. Il flotte dans l’air une douce joie des retrouvailles et le plaisir de ce temps gratuit, sans horaire. Nous ne savons pas ce que nous ferons dans deux heures (sans doute digérer le déjeuner sur ce même canapé) et les soucis des dernières semaines ont été déposés sur le pas de porte.
– Allez, à notre santé !
Mes deux filles font le tour des convives pour cogner leurs gobelets de plastique partout où c’est autorisé. Il semble que nous ne soyons pas seulement quatre adultes, le tour dure trop longtemps, il doit y avoir une douzaine d’invités avec nous qu’elles seules voient, et le bruit des verres qui trinquent couvre nos débuts de conversation un moment.
– Attention tiens le droit ça va se renverser pas trop fort c’est fragile quand même non tu en as encore plein la bouche attention la bouteille ! Ahlala c’est pas vrai. Ca suffit les olives là fais tourner un peu allez allez on s’éloigne allez jouer.

Elles n’iront pas jouer, loin de l’apéritif des adultes. Elles me grimperont sur les pieds (non mais aussi quelle idée de les avoir mis si près des Curly !), escaladeront ma cuisse en même temps que le canapé, voudront sentir ce qui brille dans mon verre, poseront leurs têtes chacune sur une de mes épaules, auront toujours quelque chose à me dire au moment où je commence une phrase avec l’un ou l’autre.
– Mais vous me laissez tranquille nom d’un chien ! Zou dans votre chambre allez allez j’en ai marre !

L’une râle, l’autre produit de grosses larmes en m’adressant un regard désespéré. J’ai besoin d’air. Elles ont peur que je ne les aime plus. Elles se collent un peu plus à moi. Je ne supporte pas leur contact, à cet instant précis, où je voudrais moi aussi profiter de vacances, c’est à dire de paix. Mes filles m’apportent beaucoup, mais la paix ça, non.

Cela fait quelques jours que je pense à la question qu’a lancé l’air de rien Fabienne, par le biais de sa page MILF Média. L’amour maternelle est-il un amour naturellement inconditionnel ? Elle apporte sa réponse sur ses pages Facebook et Instagram. J’ai une autre approche. Et c’est Céline Dion qui m’a aidé à trouver comment l’exprimer.

Ou plutôt Jean-Jacqus Goldman qui lui a écrit « S’il suffisait d’aimer ».

La seule chose dont je suis certaine dans ma maternité, c’est d’aimer mes filles quoi qu’il arrive. J’ai choisi de les aimer comme ça. Et jusqu’à présent je le ressens comme ça. Depuis que chacune a habité mon ventre, j’ai porté sur elle un regard émerveillée de gratitude, celle de donner la vie et de rencontrer un nouvel être humain. Quand je vomissais à chaque brossage de dents, quand la trouille sans fond d’avoir un alien sous le nombril reprenait le contrôle de mon esprit, quand je ne pouvais plus marcher, quand je hurlais sous la déchirure de mon corps, c’est la nature que je maudissais, les circonstances de cet enfantement, pas celle que j’avais choisi d’avoir et à qui je parlais déjà.

Je suis chaque jour bluffée par la force de vie du bébé, puis du jeune enfant. Je le serai face à l’adolescente et l’adulte. Sans doute parce qu’en accompagnant depuis la naissance ces deux personnes, je redécouvre comme c’est dur d’être au monde, les malheurs qui nous sautent dessus à tout moment, et la joie, le courage qu’elles mettent à chaque action. J’admire ces petites femmes. Elles m’inspirent. Partager leur quotidien me permet de les voir dans leur ensemble. Je sais ce qui est plus facilement aimable, je connais ce qui pour moi sont des « défauts », et l’ensemble forme des personnes uniques, extraordinaires. Je dois dire aussi que, contrairement à toutes mes prédictions d’avant grossesse, les 9 mois de façonnage en mon sein ont tissé un lien charnel qui m’attache indubitablement à elles. Je ne cherche pas encore à l’intellectualiser, je le prends comme un cadeau car je sais qu’il n’est pas donné à toutes. Enfin, comme je l’ai dit plus haut, j’ai pour principe d’éducation d’aimer mes enfants inconditionnellement. Et c’est le seul principe qui tient depuis que je suis sous la tempête de la maternité.

Les aimer sans condition c’est respecter qui elles sont. Même quand je ne suis pas d’accord avec leur manière de faire ou d’être. Même quand ce serait plus facile qu’elles soient autres. À leurs âges ça se manifeste par exemple devant la grille de l’école, quand D. joue à la rabatteuse, faisant le tour de tous les copains en hurlant de joie pour les emmener courir loin des parents. Parents qui regardent d’un œil mauvais la mère incapable de tenir sa fille (je soupçonne certains de croire que je suis la baby-sitter…) . J’ai la honte, je me sens conne de courir derrière un petit démon qui rit à gorge déployer, mais à aucun moment je ne veux renier mon enfant. Je l’aime dans cette course, je l’aime dans les phrases que j’utilise pour la gronder, je l’aime dans ma contrariété du moment.

Aimer sans condition de comportement, sans condition de réussite, sans attente de retour. Sans jugement. Aimer malgré des opinions politiques divergentes, des modes de vie qui s’entrechoquent. Quand j’entends certains faits divers, ce que certains adultes font d’atroce, mon principe est bousculé: aimerais-je encore ma fille si elle tue ? Si elle torture ? Je crois que oui. Sont-elles les deux seules personnes de ma vie pouvant se prévaloir de ça ? Sans doute pas. Mais le cercle est restreint.

Alors Jean-Jacques, que vient-il faire là-dedans ? Rappelle-toi la scène: moi crispée sur le canapé, deux sangsues aux bask’, prête à exploser. D’ailleurs j’explose. Aucun principe Montejsaispaskoi à cet instant, il est même possible qu’un « putain » soit prononcé et quelqu’un expulsé sans ménagement de mon espace vital. Car tout l’amour que je leur porte ne me donne pas toujours l’énergie suffisante pour porter sans relâche leurs besoins. Au quotidien ma force est limitée, et mes propres besoins demandent aussi satisfaction. Je n’aime pas trop qu’on me touche. En tout cas j’ai un fort sentiment d’oppression en cas de contact prolongé. Quand ça entre en conflit avec le besoin enfantin de contact physique, il y a des étincelles. Je pourrais décliner toute une liste de situations semblables, d’actes de leur part qui me tendent, me font sortir de mes gonds. Nos besoins sont rarement concordants. Une journée, une semaine, un mois, une année, cinq ans, c’est long. Ma résilience et mes capacités à prendre sur moi sont constamment sollicitées. Elles flanchent souvent. Parce que il ne suffit pas d’aimer.

Je rejoins Fabienne quand elle dit que le sens des responsabilités est ce qui nous fait tenir droit: faire à manger, ne pas brutaliser, coucher à une heure correcte, soigner, etc. À ces moments nous mettons nos propres besoins de côté pour un moment. Souvent quand même, j’arrive à tout faire concorder. J’apprécie de dîner avec mes filles et d’entendre leurs histoires de la journée. J’aime leur lire des livres et les câliner avant le coucher. Et 1000 autres choses. C’est sans doute ce qui me permet de ne jamais remettre en question mon choix d’être mère.

Et tout le reste, tout ce qui me saoule, voire me fait souffrir, dans mon rôle, je m’en dépatouille comme je peux. L’amour ne m’aide pas forcément à bien agir, à moins en baver. Mais l’amour est là. Inconditionnel.

4 commentaires

  1. C’est fou comme je me reconnais dans ton texte sur beaucoup de point. Mes 2 minettes sont adultes aujourd’hui mais du jour où j’ai su que je les attendait à aujourd’hui et à jamais, je les ai aimé, je les aime et je les aimerai… Et je leur ai dit chaque jour au moins une fois, même s’il m’est arrivé de leur dire que je n’aimait pas ce qu’elles avaient fait mais que je les aimait quand même… Mais jamais je n’aurai su dire cela aussi joliment que toi 😉👍

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