Ce matin, avant même d’ouvrir les yeux, j’ai pensé à Isra.
Isra vit entre les pages d’un roman dont elle est l’héroïne. Elle est palestinienne, immigrée aux Etats-Unis dans les années 90, très jeune mère de quatre enfants dans une culture arabe et familiale maltraitante.
Maintenant Isra vit dans mon coeur. Ma chair porte les stigmates de ce que j’ai vécu avec elle.
Et tout ça est la faute de l’autrice, Etaf Rum.

Ce que raconte Etaf est d’une violence folle. Que je ne connais pas moi-même. Pourtant, au-delà de l’empathie qu’elle crée très vite entre son personnage principal et ses lecteurs, elle fait de chacune et chacun des protagonistes nos sœurs et frères en humanité, qui m’ont totalement embarquée dans leur histoire, mais aussi fait l’effet d’un miroir sur ma propre vie. Comment s’y prend-elle ?
Par une écriture sans fioriture, mais très précise, elle nous immerge dans un quotidien particulièrement visuel, et dans les pensées les plus intimes de femmes et d’hommes blessé·e·s par la vie, contraint·e·s par leur culture, qui se débattent pour faire mieux que survivre. Et échouent. Tout en faisant du mal à leurs proches.
Cette manière de raconter l’histoire m’a permis, femme du XXI° siècle de culture occidentale catholique, de comprendre les rouages d’une famille arabe, parquée dans les camps de la Palestine d’après-guerre, puis contrainte à l’émigration pour survivre. Son seul port d’attache est désormais fait des coutumes transmises de génération en génération. On comprend l’importance alors de les maintenir coûte que coûte.
Si j’ai tremblé sous les coups qu’encaisse Isra, j’ai aussi éprouvé de la compassion pour celles et ceux qui, aux premiers abords, pourraient n’apparaitre que comme ses bourreaux. Compassion ne veut pas dire pardon, et c’est là que l’autrice est particulièrement fine. Elle expose tout le dilemme entre le poids de la fatalité, de la communauté et de l’histoire, et le besoin d’émancipation, la force vitale de la révolte. Ce qui se traduit par l’ambiguïté ressentie par tous les membres de la famille, femmes et hommes, jeunes et vieux, tiraillé·e·s entre leur impossibilité à faire autrement que ce qu’ils ont toujours connu (préserver l’honneur de la famille à tout prix) et leur amour pour leurs enfants et parents. Tous ont au fond d’eux un désir de bonheur, étouffé plus ou moins bien par l’idée intégrée que cela leur est interdit.
Si je me suis autant identifiée à Isra, c’est par les questions universelles qu’elle pose. Comment être à la fois une fille (au sens de membre d’une famille) et une femme à la volonté propre, au destin singulier à écrire ? A quel point peut-on remettre en cause tout ce qui nous a construit ? Qu’est-ce-que ça implique d’être une bonne mère ? Comment élever des filles ? Les conditions de vie extrême d’Isra donnent de l’urgence à ces questionnements. Car en tant que femme, dans son milieu, elle ne vaut rien, est traitée comme une esclave, battue, niée. Avoir quatre filles la met face à des responsabilités qui l’obligent à s’interroger et à agir, à faire ce qu’elle n’a pas eu la force d’accomplir pour elle-même mais doit à ses enfants.
Et puis la littérature joue dans ce texte un rôle émancipateur, plus prosaïquement même de bouée de sauvetage à Isra. Les livres constituent son refuge, la seule chose qui la maintienne à un infime plaisir de vivre. Et une page me semble particulièrement en résonance avec le courant actuel de remise en cause de l’histoire de la littérature, faisant la part belle à un type d’auteur seulement (un homme blanc ) au détriment de toutes les autres voix :

Le livre de Etaf Rum est exactement cela. La voix d’une femme, de chair et de pensées, qui s’adresse à toutes les autres femmes. Et bien sûr plus largement à tous lecteurs, puisque c’est ça la littérature, détruire toutes les barrières de genres, de cultures, d’époques, et accueillir qui le souhaite. De là vient la nécessité de mettre en avant comme il se doit des autrices et auteurs divers. Alors la culture devient foisonnante, et outil de développement humain à portée de chacun·e.
Présentation du livre par son éditeur français, Les éditions de l’Observatoire.
PALESTINE, 1990. Isra, 17 ans, préfère lire en cachette et s’évader dans les méandres de son imagination plutôt que de s’essayer à séduire les prétendants que son père a choisis pour elle. Mais ses rêves de liberté tournent court : avant même son dix-huitième anniversaire, la jeune fille est mariée et forcée de s’installer à Brooklyn, où vivent son époux et sa nouvelle famille.
La tête encore pleine de chimères adolescentes, Isra espère trouver aux États-Unis une vie meilleure mais déchante vite : les femmes sont cloitrées à la maison, avec les enfants ; les maris, peu loquaces, travaillent jour et nuit. Invisible aux yeux du monde, la jeune fille autrefois rêveuse disparaît peu à peu face à la tyrannie de sa belle-mère et la pression étouffante de devoir donner naissance à un fils. Mais comble du déshonneur, Isra ne met au monde que des filles, dont la fougueuse Deya…
BROOKLYN, 2008. Deya, 18 ans, est en âge d’être mariée. Elle vit avec ses sœurs et ses grands-parents, qui lui cherchent déjà un fiancé. Mais la révolte gronde en Deya, qui rêve d’aller à l’université et se souvient combien sa mère était malheureuse, recluse et seule. Alors qu’est révélé un secret bien gardé, Deya découvre que les femmes de sa famille sont plus rebelles que ce qu’elle croyait et y puise la force de changer enfin le cours de son destin.
Dans ce premier roman aux accents autobiographiques d’une force inouïe, Etaf Rum pose un regard toujours nuancé sur la force libératrice de la littérature pour les plus faibles et les opprimés et sur les conflits intérieurs des femmes d’aujourd’hui, prises en étau entre aspirations et traditions.
L’édition grand format est sublime. Mais le livre est aussi sorti en janvier chez Pocket, donc accessible plus facilement. Une bien belle lecture à faire.