Une promesse

L’eau sur ton corps a bien du mal à effacer l’envie de te recoucher.
Ta peau est encore inerte, et tes muscles te font l’effet de petits loirs endormis blottis les uns contre les autres. Ton esprit essaie tant bien que mal de réveiller tout le monde.

Le petit déjeuner te parait bien long, étourdie par le flot de paroles sortant de ta radio et des membres de ta famille tout autour de toi. Ca piaille, avale, se plaint, renverse du lait, exige une tartine, chante, pleure, rit, attend une réponse mais tu n’as pas écouté la question.

Tout à coup le temps semble s’être recroquevillé, pouf!, t’abandonnant lâchement au moment le plus critique. Vite essuyer une bouche, vite la queue aux toilettes, vite les chaussures, vite remonter chercher cette veste, vite consoler celui qu’on a trop houspillé, vite ne pas s’oublier soi-même quelque part entre la cuisine et le seuil de la porte.

– Tout le monde dehors, poussez-vous je n’arrive pas à fermer la porte, là encore un peu descend la marche, merci, allez c’est bon.

Clac!

Il te faut quelques minutes, après avoir rassemblé ta troupe et commencé la marche.
Mais quand tu t’en aperçois, tout se remet en place en toi. Et le sourire retrouve ton visage. Il fait jour ce matin. Il fait jour à cette heure-ci.

– Enfin!

Et alors tu chantes à ton tour.

 

Courir.

On marche. Il y a des sols durs et gris, d’autres verts et humides. De l’herbe, j’adore. Je voudrais observer chaque brin. Au milieu il y a toujours quelque chose à trouver. Et c’est beau surtout, ces longues tiges aux nuances si diverses. Chacune est différente, je voudrais toutes les connaitre.

Ils ne m’en laissent pas le temps.

Je m’approche de l’eau.

« Non! Reviens. »

Je vais sur l’asphalte au milieu de la chaussée. Elle renvoie la chaleur du soleil et mes pieds claquent dessus.

« Non, il y a des voitures, c’est dangereux! »

On me tire par le bras.

Je dois rester dans le maigre espace qu’on me délimite, et aller tout droit, en avant. Toujours en avant, ne jamais s’arrêter, aller plus vite. On a un but, lequel je ne sais pas mais eux l’ont en tête et n’aiment pas que je les fasse dévier.

Ils me gonflent.

Je retourne vers l’eau.

« NON! »

Je vais sur la chaussée.

« Mais c’est pas vrai ça qu’est-ce-qu’on t’a dit?! »

Alors je regarde droit devant, là où ils veulent m’emmener. Et je cours.

J’entends qu’on me dit de ralentir, d’attendre. Ils ne savent pas ce qu’ils veulent.

Je me retourne pour les regarder. Ils sont lents et mal assortis à cette journée si belle et pleine de promesses. Les pauvres, si lourds. Leurs corps sont vieux, leurs mouvements sont balauds, leurs rêves sont aussi étroits que leurs trottoirs.

Et moi je vole. Je souris.

Elle me renvoie ce sourire, et là, elle rit. Elle se met à courir.

Je reporte mon regard devant, nous courrons. Nos cris s’envolent et repoussent les nuages. Le soleil est plus orange, l’air s’est adouci. Elle se rapproche. J’aimerais m’arrêter et me laisser aller dans ses bras. Mais plus tard. Son rire est si beau. Mêlé au mien c’est le son des anges.

Elle arrive à me doubler, elle s’arrête devant moi.

Elle n’a pas pu se retenir, elle.

Elle se baisse, écarte les bras.

Je lui fonce dessus. Et je m’enfouis dans sa chaleur. C’est bon…

Dans son cou ça sent le mer, le sel. Sa joue est douce. Je ne comprends pas bien ce qu’elle dit mais ça a le son de l’amour. Hmmmmm.

Elle se relève, son sourire me regarde, ses  yeux sont fiers de moi.

Nous reprenons la marche.

Des canards sortent de l’eau et viennent à moi. Je voudrais les toucher.

« NON! »

Allons droit devant.

 

Fantôme.

C’est une histoire de fantôme. Ca commence par un plancher qui grince. Il est minuit et dix-huit minutes. 25 novembre 2018. Tu frissonnes et ouvres les yeux.
Le vent dehors, sa plainte sur le toit, les arbres qui pleurent. Le rideau laisse entrer une lumière orange de crépuscule, là sur le mur en face de toi. Tu transpires, ton cœur s’accélère, tu es paralysé.

C’est une histoire d’enfance. Ca commence par un coup frappé sur le plancher au-dessus de ta tête. 25 novembre 1992. Un sursaut, tu es réveillé, tu regardes le plafond.
Paf encore un. On dirait un meuble que l’on a déplacé. Non, une jambe de bois qui traine derrière son propriétaire. Ou la lourde chaussure de l’arrière-tante boiteuse morte avant même la naissance de papa. Oui c’est ça, c’est le bruit d’un pied bot. N’est-ce pas le rire étouffé d’une revenante caché par les grincements du bois de la bâtisse?
Le bruit s’éloigne.
Le bruit revient. Ailleurs, moins haut, plus près… LA! Au bout du couloir. La claudication caractéristique. Tu peux déjà voir le corps décharné, la chaire qui pend, le regard mauvais. Béatrice, c’est ça Béatrice. Elle ne doit plus ressembler du tout à la photo en noir et blanc du gros album du salon. Elle doit avoir faim, et porter beaucoup de rancœur. N’est-elle pas morte à 27 ans, vieille fille moquée de tous? Les enfants ne lui crachaient-ils pas dessus dans la rue quand elle se portait jusqu’à la boulangerie? Les enfants, mais oui elle les a en horreur. Là elle t’a senti, elle est revenu pour toi.
Pas PAS pas PAS pas PAS.

Clac.
Blam.

AHHHHHHHHHHHHHHH!

C’est une histoire de souvenirs. Il est minuit et vingt minutes. 25 novembre 2018. La maison n’est pas la même. Le bruit est différent. Tu n’es pas seul dans ton lit. Mais tout est pareil: les boyaux qui se tordent, le corps tendu, les pieds qui cherchent la protection de la couverture, la main qui hésite à allumer la lampe de chevet, quand le choix entre voir et ignorer n’est pas si aisé.
Ce que tu n’arrives pas à déchiffrer, c’est que l’angoisse qui t’étreint cette nuit est d’oublier Béatrice, d’oublier le bruit de cette maison, de perdre le regard énigmatique de ta grand-mère au matin qui te raconte entre deux tartines qu’en effet, elle aussi entend untel et untel faire leurs vies au second étage quand les vivants dorment. Tu crèves de trouille de ne plus pouvoir raconter à tes enfants d’où ils viennent, de devenir, surtout, un adulte sans mémoire, un être sans histoire.

Alors tu refermes les yeux, tu sers fort le corps chaud qui partage ton sommeil et tu écoutes le battement dans tes tempes.

PaSpAsPaSpAsPaSpAsPaSpAsPaSpAsPaSpAsPaSpAs

Si belle.

Sa peau veloutée sent la cacahouète. Le creux de sa hanche annonce le mont de ses fesses. Ses jambes ne battent pas le pavé, elles soulèvent et font danser les herbes volantes et le pollen qui épaissit l’air de la ville. Elle habite le monde.

Dans ses yeux l’énergie, sur sa bouche la gourmandise, dans ses cheveux la volupté des ébats, derrière son oreille les mots suaves partagés. Il voudrait la croquer, lécher chaque centimètre carré de son corps, la posséder toute entière. Il la trouve si belle.

– J’ai encore grossi. Je le sens ma robe me boudine, j’ai l’air d’avoir 50 ans sous ce gras. Ma peau respire la fille qui se relâche. Négligée, j’ai l’air négligée. Je suis négligée. Comment font-elles les femmes, les vraies femmes qui gardent leur ventre plat, leurs bras longilignes, leurs jambes musclées? Comment font-elles pour se coiffer si bien, pour s’habiller avec tant de goût? Je suis si moche.

Une femme, il aime une femme et c’est si bon. De sentir son corps doux, vibrant. De visiter ses paysages toujours inattendus, qui éblouissent à chaque fois, au détour d’une épaule, dans le creux d’un genou, entre les seins gonflés, au sommet du mont de Vénus. Elle est si désirable. Quelle chance d’être accepté d’elle.

C’est si beau de la voir bouger, se déplacer, porter, cuisiner, révasser, dormir, caresser une joue, croquer dans un dessert, savourer un vin, danser dans la cuisine, pleurer de bonheur, crier de colère, rire de toutes ses dents, proférer des injures injustes, lire les yeux plissés, se hisser sur la pointe des pieds pour attraper le chocolat, s’accroupir pour faire une grimace à l’enfant sur son tapis. Plus les années passent plus son regard est plein, plus ses gestes sont assurés, plus ce corps est habité. Se doutent-elles du pouvoir qu’elle a sur lui?

– Le temps passe et je me flétris. Où est passée la fille légère et sans défaut qui était moi ? Comment ai-je perdu ce corps facile à habiller, cette peau tendue, cette fluidité des mouvements? Je me sens avachie et molle. On ne voit que ça. Je dois faire pitié.

Elle est si forte. Elle porte ses rêves, elle construit sa vie. Elle étreint ceux qui ont besoin d’elle, elle se couche après les autres pour finir une tâche, elle se lève avant eux pour choisir un vêtement, dessiner un œil coquin. Elle exige d’elle-même le sourire face aux événements, l’action face aux difficultés. Elle choisit de construire son bonheur, tous les matins quand elle éveille son corps pour la journée qui arrive.

Il le voit dans chacun de ses gestes, dans les nuances colorées de sa peau, dans les nouveaux pleins et déliés de sa silhouette. Il sait ce que veut dire ce pli au coin de son sourire, ces griffures rouges sur les hanches. Il est si fier de faire parti de ces événements qui l’ont construite. Que tout le monde le voit! Que ce corps crie au monde leur amour!

Comment faire pour me reprendre?

Comment continuer de la faire rire?

Pourrais-je m’accepter un jour toute entière?