Le blues du périnée

Elles essaient de briser la glace en me parlant plusieurs minutes
sur un ton joyeux et doux
de mes petites de ma santé de mes accouchements
mais moi je n’ai que ça en tête
et quand le moment arrive j’ai envie de fuir.

Je repoussais ce RDV depuis de longs mois
ou années
car j’avais assez donné
et je pensais ne plus vouloir y sacrifier mon temps.

Quand l’une d’elles m’invite à enlever le bas
que l’autre enfile des gants de plastique
puis me demande si « elle peut y aller »
je me souviens pourquoi vraiment
le haut le coeur m’avait pris dès la porte franchie.

Et tout déferle comme une grosse vague gluante
je me sens à nouveau faible incapable amputée
épuisée
douloureuse
salie.

J’ai dû reprendre ma rééducation du périnée. L’idée d’en parler ici me taraudait, car le corps et l’âme de l’accouchée sont des sujets qui m’inspirent, pour leur force, leur universalité, leur politisation.
Et le politique justement m’a explosé au visage: je n’osais pas, par pudeur, écrire ici périnée, avouer que trois ans après mon dernier accouchement il me fallait retravailler ce muscle, car alors tout le monde comprendrait ce qu’il se passe, j’ai des fuites, d’urine, à 35 ans. Et j’ai honte. Mais j’ai aussi une entorse au pied gauche, et je vois un kiné pour ça. Ce muscle ça va, je peux en parler à mes proches, même dans la rue, être entendue d’inconnus, « Ouais j’ai la cheville qui me lâche ». Jamais je ne me sentirai si à l’aise « Ouais j’ai le périnée qui déconne ».
Voilà pourquoi il fallait que j’en fasse carrément un article de blog 😉

Elle glisse ses doigts dans mon vagin
puis lève les yeux vers moi
et m’apprend à faire travailler mes muscles
en imaginant fermer des portes,
ouvrir des fleurs
aspirer une bille.

Je pense au kiné dans la salle à côté
avec qui je fais des pieds flex
et des poses de cigognes.
Je parviens à me concentrer sur les exercices
et à faire de la sage-femme une simple coach sportive.
Mais dans la salle d’attente
j’émerge sur une mère avec son nourrisson
et ses yeux tombants me percent le coeur.
La sage-femme l’accueille d’un trop joyeux « Booon-jouuur ! »
autour duquel flottent des fleurs et chantent des oiseaux.
« Comment ça vaaaa ? »
La mère se lève difficilement
son teint est gris
elle soulève la lourde coque qui contient son bébé
et prononce doucement un
« Ben… ça va… » qui n’y croit pas.

À quoi l’autre répond
« Alors on y vaaa ! ».
On dirait Blanche-Neige et les animaux de la forêt
aveugles devant la petite fille aux allumettes.
J’ai envie de serrer la mère dans mes bras
mais j’ai peur de la faire pleurer
alors je pars.

Aujourd’hui Illana Weizman, qui vient de sortir l’essai Ceci est notre post-partum, partageait des commentaires agressifs de personnes lui reprochant des propos plaintifs et naïfs sur la réalité de l’accouchement. J’ai pensé « C’est fou ce refus de voir la réalité en face, cette injonction faite aux mères de cacher leurs corps, de taire leur réalité. Pourquoi ? »
L’une des commentatrices se targue d’un « Ben oui t’as un truc qui te passe entre les jambes, elle croyait quoi ? « .
J’ai envie de retourner la question : la société croit quoi sur la grossesse, sur l’accouchement, sur le post-partum ?
La société impose quoi aux mères ?

Nous sommes tous les trois à table
le père, la grand-mère et moi
le bébé de 7 jours enfin endormi.
Il est tard et fait nuit depuis longtemps
mais nous pouvons enfin dîner
ils m’ont attendue pour.
Assise depuis quelques minutes je me mets à pleurer
les larmes coulent toutes seules.
Je voudrais me rouler sous une couette
que personne ne me regarde
mais leurs yeux horrifiés sont posés sur moi
depuis ma droite et ma gauche je suis cernée
et l’un d’eux ose
« Qu’est-ce qu’il y a ? »
j’ai mal, assise
« Ah bon ? »
J’ai une cicatrice toute fraîche qui va du vagin à l’anus
oui ça fait mal

qu’est-ce qu’ils croient.
Apparemment ça fait peur aussi
une jeune maman qui pleure
dont le corps saigne et se bat
alors qu’elle doit sourire sur les photos
accueillir la famille et tous ceux qui veulent voir la merveille
le bébé.

Aujourd’hui dans le cabinet de la sage-femme il n’y a que moi, l’étudiante qui me fait travailler et la « titulaire » qui l’encadre. Pas de bébé. Mais normalement il devrait être là, dans sa coque ou un petit transat. Et ses pleurs, et sa faim, et ses yeux cherchant désespérément sa mère. Celle-ci écoutera d’une oreille les consignes pour travailler chez elle, entre deux tétés et avant de dormir, pendant que tout son esprit fébrile restera tourné vers le nourrisson qui envahit sa vie depuis quelques semaines. Car la rééducation du périnée se fait pendant le congés maternité, ce que certain.e.s trouveront très pratique puisque « il n’y a que ça à faire, elles ne bossent pas ». Personne ne pensera à proposer à la mère de lui garder le petit, elle-même ne demandera pas. Mais vite vite vite, se remuscler, être opérationnelle pour travailler baiser ne pas véhiculer l’image d’un corps défaillant.

Pourtant j’ai appris au cours de ma troisième rééducation, celle de janvier 2021, mes enfants loin de moi à l’école, que dans les 9 mois après un accouchement, les muscles du périnée sont très peu sensibles, rendant la rééducation plus difficile. Que ce serait plus efficace d’attendre, ou du moins de revenir, après ce délai passé. Aucun médecin, aucune sage-femme ne me l’avait dit jusque-là. Et la prescription est toujours faite dès la maternité, pour être utilisée rapidement.

Si je suis tout à fait honnête, 9 mois après la naissance j’avais surtout envie de tourner la page de ce corps encombrant, douloureux, examiné, ouvert. De cette intimité volée.

Sur la table d’examen
j’ai à nouveau ce sentiment
d’être un corps public.
Une machine
qui a fabriqué un autre être humain
et doit être révisée.
Les praticiennes qui m’ont prises en charge étaient toutes rayonnantes.
Elles essayaient de mettre de la bonne humeur dans tout ça.
Plus elles souriaient plus j’avais envie de leur crier
« Que trouver d’amusant dans ces écoulements
dans cette fatigue ?
Rangez votre santé et votre facilité à vivre
elles m’agressent comme un mirage au fond du désert.
Jamais je ne retrouverai d’eau
. »

(Si tu veux en lire plus de moi à ce sujet, je te conseille Accoucher est toujours héroïque, Prendre soin et La faute: nom féminin. Et Qu’en dire? )

S’inventer

En juillet dernier je me suis livrée dans l’article S’épuiser. Je vous avais annoncé une suite, pour raconter ce que je faisais de mon temps libéré après avoir quitté le salariat. Vos nombreuses réactions me font croire que ça vous intéresse. Alors, c’est l’heure !

Une story Instagram de Pauline Harmange me fait découvrir Eva Kirilof . (Elle travaille sur le lien Art & Féminisme, sujet que j’aimerais moi-même explorer plus en profondeur et que je déploierai prochainement dans la rubrique Mère(s) et Créatrice(s) ).
En furetant sur sa page je tombe sur un post à propos des bilans de fin d’année. En voici un extrait:

[…] 2020 n’a pas été une année d’opportunités pour tout le monde (opportunité d’enfin bosser sur ce projet qu’on avait mis de côté dans un coin de notre tête, opportunité de tirer des leçons de la situation que nous vivons, opportunité de ralentir pour prendre soin de soi, etc), 2020 ,a des degrés différents bien entendu, a été une année où on a sûrement toustes a un moment ou un autre activé notre mode survie. être en pilote automatique pour digérer les traumatismes auxquels le monde fait face. digérer la perte de repères, le manque des autres, la solitude, l’injustice, la violence. quelle année violente 2020.

[…]

c’est ma façon de vous dire de ne pas vous dévaloriser ou culpabiliser si vous n’avez pas utilisé cette année pour faire quoi que ce soit, si vous n’avez pas eu de grandes révélations, si cette année a juste été une longue et douloureuse épreuve , vous y avez survécu c’est déjà pas mal.

La synchronicité des choses… Lire ça le jour où je projette de mettre ma petite pierre à l’édifice des « Bilans ».
J’en ai ma claque moi aussi, des gourous du développement personnel qui se cachent derrière des comptes colorés, de professionnels comme d’amateurs, qui utilisent la pandémie comme arme massive d’introspection et de dépassement de soi. Des gens meurent, des gens souffrent, des gens tombent dans la misère. Tous les autres combats sont mis de côté et vont nous revenir en pleine gueule comme un boomerang. Avis posé là, pour que mes propos soient justement contextualisés. Car 2020, je l’avais programmé, devait être mon année d’introspection et d’essais. Rien à voir avec un confinement, en janvier j’étais au chômage et mon nouveau travail c’était inventer ma suite.

Voilà 2 3 fois que je commence à vous écrire ce qu’ont été mes 12 derniers mois, et que j’efface. Qu’est-ce-qui est intéressant pour vous ? Mais aussi, qu’est-ce que j’ai fait en 2020 ? Qui ai-je été finalement ?

J’ai plus que jamais dû prendre mes responsabilités d’adulte. Ca n’a pas été facile. Il m’était nécessaire de renouer avec moi-même, mon corps, mes besoins, mes rêves. Mais la vie m’a rappelé chaque jour, plus que jamais, qu’il y avait tous mes choix passés à assumer. En premier lieu mon mariage et mes enfants. Confinés ensemble, nous avons d’abord dû prendre soin de nos besoins – inégaux – de solitude et de temps de travail individuel à accomplir, puis prendre soin de nos relations. Ce n’est pas pour rien que je le note dans cet ordre. Les semaines de huis clos, à quatre, ont petit à petit repositionné les objectifs que je m’étais posés quand les journées étaient vides, vides de gens dans ma maison. Au printemps, chaque seconde était pleine des autres. Du devoir que nous avions d’être attentifs les uns aux autres. J’ai eu l’impression de revivre une expérience faite il y a plus de 10 ans, au Canada, lorsque j’ai appris à vivre dans la neige, par -20 degrés. Nous devions former des binômes, au sein desquels pendant 48h nous veillerions sur l’autre pour s’assurer qu’il n’était pas en hypothermie (engelures sur le visage, signe de divagation de l’esprit, difficulté à parler… ). En plus de cette attention mutuelle, une équipe de formateurs se relayait pour nous observer et soutenir. Notre vie en dépendait, littéralement. En 2020 il a fallu faire ça 3 mois, et même un peu plus puisque depuis novembre la maison est plus que jamais le lieu quasi exclusif de vie.
Dans le quotidien que je vis habituellement, les membres de ma famille vivent des choses loin de moi, d’autres veillent sur eux en mon absence, leurs besoins sont assouvis par diverses sources. En mars, du jour au lendemain, tout reposait sur notre duo parental en ce qui concernait nos enfants, et tout reposait sur chacun.e de nous deux pour notre conjoint.e. Comment ça s’est passé ?
J’ai paniqué bien sûr 😉

Puis nous avons inventé notre vie de famille. Nous nous en sommes convenablement sortis. Pourtant elle n’est toujours pas merveilleuse à chaque instant, il n’y a pas eu de révélation mystique  » Oh oui retirons nos enfants de l’école et chargeons-nous de leur enseignement pour toujours !  »  » Partons vivre au milieu d’un champ, auto-suffisants en nourriture comme en affection !  » Pour ma part j’ai compris ce qui était de mon devoir de mère, ce que j’étais capable de prendre en charge et ce que je devais partager avec d’autres. Surtout je sais, et j’ai validé par l’expérience, que l’amour ne peut pas tout, que l’amour ne suffit pas, que je n’ai pas un profil de Mère Teresa (mon mec le savait depuis toujours lui, moi il m’a fallu une pandémie pour le valider, voilà voilà…) et que tout ça, CE N’EST PAS GRAVE. En fait c’est la vie réelle.

Dans cette vie réelle je suis fière d’avoir porté mon nouveau projet professionnel, devenir écrivaine publique spécialisée en récits de vie ( j’en parlerai un peu plus ici lorsque mon site pro sera en ligne). Les derniers mois m’ont confirmé, bien que sur ce sujet je n’avais plus de doute, que pour être bien dans mes relations je devais être en accord avec mes ambitions. Comme je l’ai écrit dans l’article S’épuiser j’ai cru un moment que ces ambitions avaient une certaine couleur, en 2020 je pense avoir trouvé les bons tons. Ceux qui me mettent le sourire, me font travailler sans voir les heures passer et me donnent une juste place dans la société. SPOILER: ça ne fait pas tout. Il y a des jours où j’ai la flemme, des jours où je ne sais pas comment avancer, des jours où j’ai la trouille de ne pas avoir assez d’argent, des jours où je me pense incapable de fonctionner en free-lance et où je regarde les offres d’emploi. Heureusement 1000 signes m’ont été adressés prouvant que je faisais le bon choix. Une de mes formations a été financée par ma région, des gens ont toqué à mon écran pour me proposer de l’aide, des contrats, des encouragements, et mon savoir-faire se confirme. Contrairement à ce que j’ai connu par le passé, je ne vis que de petits questionnements sur ma légitimité et ceux-ci sont toujours moteurs pour avancer.

Ce qui a le plus fait défaut à mes espoirs pour 2020, ont été les sorties culturels, les escapades seule ou à deux, les temps entre ami.e.s et les nouvelles rencontres. Cependant, en regardant derrière moi, je salue toutes les opportunités que j’ai su saisir, entre deux confinements ou grâce aux outils numériques. J’ai notamment pu prendre le temps d’approfondir certains sujets de société, dont le patriarcat et les relations féminisme(s)/maternité(s)/Art. J’ai lu des femmes combattantes, qui m’obligent à me questionner au plus profond des mes convictions. A me construire de nouvelles convictions surtout.

Finalement c’est sur ça que je clôturerai cette rétrospective  » Ma vie, mon œuvre, comment je me suis dépatouillée de 2020 « : l’envie de me faire un avis personnel sur ce qui est important pour moi, l’acceptation que cet avis est 1-mouvant, 2- non universel, le besoin de débattre VRAIMENT et pour ça de côtoyer des personnes de tendances multiples, enfin la nécessité de retrouver un rôle actif dans notre société.

J’espère discuter de tout cela avec vous, peut-être sous ce texte ou plus tard, par voies numériques comme autour d’une bière 😉
Qu’avez-vous inventé vous, en 2020?

La faute: nom féminin.

« Elle lui a fait un bébé dans le dos. »

J’ai beau retourner la question en tout sens, je n’arrive pas à trouver la position magique qui permettrait à une femme de subtiliser le sperme d’un mâle en lui grimpant sur les reins… Et tout ça bien sûr sans qu’il s’en aperçoive.
Et pourtant (pourtant), qu’un homme refuse d’assumer une paternité, c’est d’abord vers la rum que les regards et discours inquisiteurs se portent. Forcément, comme toutes bonnes femelles elle voulait un gosse. Forcément, comme toute femme elle a l’esprit machiavélique et ne renonce à rien pour parvenir à ses fins. Donc hop! Elle s’est arrangée pour prendre en main toute seule la contraception du couple, puis la rendre inopérante. En oubliant sa petite pilule quotidienne par exemple, voir en déplaçant son stérilet de ses doigts fins. Après tout la fin justifie les moyens. Ou mieux, en mentant au mâle « Non chéri je t’assure je ne suis paaaas du tout en période d’ovulation, range ce bout de plastique que je puisse profiter de toi au maaaaximum! »

Non.

En fait.

Non.

Si la sciences n’a pas développé plus de contraceptif masculin que le préservatif, c’est d’abord parce que les hommes n’en avaient rien à foutre les médecins ont peur des effets secondaires d’une contraception par hormones (acné, trouble de la libido, dépression). Apparemment seuls les psychismes féminins encaissent ce genre de « désagrément », les chromosomes certainement.

Si les femmes intègrent sans broncher que leur vagin doit se faire inspecter scrupuleusement chaque année à partir du moment où elles sont sexuellement actives, c’est parce qu’elles pensent, comme tout le monde ma brave dame, que leur corps appartient aussi au monde médical. Après tout à partir du moment où tu as un utérus, ton rôle dans la continuité de l’espèce n’impacte pas que toi. Et autant te préparer assez vite à ce que tu pourrais connaitre si tu tombes enceinte: spéculum, gel lubrifiant, gants en latex, sermons. Alors que la prostate de ces messieurs peut bien se passer de toute invasion non consentie.

Ce qui est dommage, c’est que du coup, paf!, seules les femmes sont (un peu) éduquées aux risques des galipettes avec l’autre sexe. Elles savent, elles font pousser le mioche au fond de leur bidou, et donc elles portent seules les moyens de s’en préserver. Ce qui jusque-là ne posait de problème à personne.

Quand tu es reponsable de quelque chose, forcément tu es aussi responsable de son échec. Ton boss t’a confié l’envoi de mails à tous vos partenaires financiers, tu ne l’as pas fait, ben c’est pour toi mon coco le passage de savon. Ah mais attends. Et si tu as tout fait comme il faut mais que c’est un « bug informatique » qui a gardé ton message en otage dans l’espace numérique? …

La pilule, ça peut foirer. D’elle-même d’abord: fiable à 99%, c’est écrit sur la notice. D’ailleurs même si c’est pas toi dans le couple qui l’avale, rien ne t’empêche de lire la papier qui l’accompagne, hein. D’une intervention extérieure ensuite, par exemple un cerveau fatigué qui a oublié un truc de sa to do list journalière sans même s’en rendre compte (Oups!).

Depuis quand cet homme, à qui « on a fait un bébé dans le dos », n’a-t-il pas parlé contraception avec sa partenaire? A-t-il jamais envisagé d’ailleurs qu’elle pouvait lui incomber? Sait-il si sa compagne est à l’aise avec le contraceptif qu’elle prend? S’intéresse-t-il parfois aux contraintes que cela crée dans sa vie?

A tous ceux qui ont subi un tel complot machiavélique, à toi qui as fui bien loin de tes responsabilités, je n’ai plus rien à dire.

Mais aux hommes qui ont encore toutes les opportunités devant eux, j’écris simplement: prenez vos couilles en main.

S’épuiser

C’est une photo, qu’une amie m’envoie innocemment. Une photo de moi, dans un moment joyeux. Elle veut me faire plaisir en me la partageant.
C’est un choc. Ma tête. Qui est cette femme aux traits tirés? Ce visage d’oiseau tombé du nid, aux yeux implorants, à la bouche avachie, aux cheveux tombant, c’est le mien?
Je pourrais être vexée, me mettre en colère, « Elle aurait pu prendre une autre photo quand même! ». Je pourrais pleurer, sur mon sort, sur la fatalité qui m’a décrépie. Mais je reste immobile devant les yeux que l’image me renvoie. Ils sont sans vie. Juste le nécessaire pour maintenir la machine humaine, des braises bientôt éteintes.

En fait ce n’est pas vraiment nouveau, j’avais bien décelé le truc sur les photos de vacances déjà. A côté de mes filles riant dans le sable, je semblais hologramme, peut-être ajoutée par Photoshop. Sombre face au milieu de tout ce soleil.
Quand je vois cette photo, nous sommes tout début 2020. Je commence une autre vie, justement parce que celle que je menais jusque-là était en train de me ravager. Alors passé le choc, je ne peux que me féliciter. Cette image, elle justifie à elle seule d’avoir quitté mon job et planifié une remise en forme. Comment ai-je fait pour m’épuiser à ce point?

Voilà le moment venu de diffuser l’avertissement 😉 : J’écris aujourd’hui pour remettre mes compteurs à 0. Pour partager une expérience personnelle dont je suis la principale actrice, c’est-à-dire agissante et ressentante. Peut-être, allez, soyons ambitieuse, filer un coup de main à un.e autre qui traverserait quelque chose de similaire et pourrait trouver ici de l’énergie pour sortir de l’enlisement. Je n’écris pas pour dénoncer une entreprise, des personnes. Je ne prétends pas énoncer une vérité universelle. Mon épuisement s’est construit sur bien des faits, des paroles, des choix, enchevêtrement dont il ne sert à rien de trouver une extrémité de fil.
Histoire.

Je suis en congés maternité après la naissance de ma première fille. La grossesse m’avait donné une pêche d’enfer. Avec mes seins dégoulinants de lait et mes nuits en morceaux c’est pas vraiment le même mood. Pourtant je m’accroche à ce souvenir. Et pour qu’elle soit fière de sa maman, pour que je m’épanouisse ailleurs que dans mon rôle de mère, je suis en train de passer un entretien Skype pour un poste avec d’importantes responsabilités. Si j’ai voulu un enfant, jamais au grand jamais je n’ai envisagé de réduire la voilure sur mes ambitions professionnelles. Au contraire, je veux donner l’exemple d’une femme « qui réussit » à ma fille, et au monde entier. (Pas facile d’écrire ça, je sens que cet article va me demander un peu de courage et beaucoup d’humilité!). Et bingo, je l’ai ce poste, qui me plait vraiment: challenges intellectuels, déplacements fréquents, explosion de ma zone de confort, nombreuses rencontres. La seule donnée que j’avais mise de côté (oups!) c’est qu’à la maison aussi il y aurait un GROS challenge: une petite être humain de 3 mois. Tu vois venir les ennuis toi là, avec ton recul, assis.e confortablement sur ta chaise, hmmm? Moi, PAS-DU-TOUT. La vie me sourit, j’ai tout ce que je voulais, je vole, que dis-je, je plane!
En plus, le père de ma fille prend les choses en main, il est même en congés parental le temps que je trouve mes marques. Quand il reprend le boulot, c’est avec des horaires de bureau, acceptant les week-end seul avec notre enfant, et gérant le quotidien sans laisser sa part. Mon poste a aussi l’avantage de me rendre maitresse de mes horaires, quand je n’ai pas de RDV et peut dormir dans la ville où j’habite. Je mets du temps à envisager la situation telle qu’elle est vraiment: cannibale, je suis en train de me faire manger petit bout par petit bout, le tout avec le sourire.
15 mois plus tard, deuxième grossesse. Tiens, je ne saute plus d’un train à l’autre, je me traine dans les couloirs de la gare. Mon ainée commence à me faire la gueule. Il faut dire qu’entre mes absences et mon impossibilité physique à la porter (trop de douleurs, partout) elle a de quoi se demander qui est cette femme qui squatte le lit de son père. Alors c’est le début de la période larmes. Je ne sais plus parler, je me mets en colère en pleurant, je me lamente en pleurant. Je ne vole plus, je creuse mon sillon au ras de la boue, sans visibilité. Et j’oublie que j’ai « tout ce que je voulais ».

On peut vouloir des choses, on peut même se débrouiller pour les mener assez bien, ça ne veut pas dire qu’elles soient faites pour nous. Qu’elles contribuent à notre bien-être, notre bonheur, notre santé. Ca peut être dû à sa personnalité autant qu’aux circonstances. Pour moi ce fut les deux.
Je ne sais pas vivre les choses dans le calme (tu crois que ça explique mon choix d’alors de faire de ma vie un défi? Nooon voyons…). Ca veut dire: je me dévoue à une cause, j’y mets toute mon énergie et je questionne sans cesse mes actes. Je fonctionne comme ça dans mon rôle de mère, de conjointe, de salariée. Ca ne m’apporte pas de plus grande réussite qu’à quiconque, ça ne me rend pas spécialement « meilleure ». Juste, ça me prend la tête. En plus j’avais choisi de travailler dans une association qui me tenait à cœur, ajoutant à mon exigence autant qu’à mes craintes de ne pas en faire assez.
Chaque jour au bureau je travaillais avec et pour des bénévoles. Des personnes qui, non contentes d’assurer comme tout le monde leur quotidien de travailleuses/étudiantes et chargées de famille, offrent leur temps disponible et leurs neurones à un projet qui les dépasse. Notre association a la force d’embarquer car elle a du sens et propose une communauté où on se fait des tas d’ami.e.s. On s’y amuse, on s’y dépasse, on y apprend sans cesse. Et il y a toujours un projet qui n’attend que toi pour être mené. Même ambiance dans les équipes salariées. J’ai tellement aimé ça! J’ai tellement souffert de ça!
« Ils sont bien meilleurs que moi, ils trouvent toujours la bonne réponse/ont plein d’idées/sont plus pertinents/plus dévoués, etc, etc, etc. »
« Je ne donne pas tout ce que je pourrais. Je suis paresseuse. Alors que moi je fais ça sur un temps salarié, et en plus je ne suis bénévole nulle part contrairement à eux. »
« Je devrais avoir un train d’avance. Je devrais savoir débloquer cette situation. Je devrais, je devrais, je devrais… »
Tu la vois la petite moi dans ma tête, en train de pédaler comme une dératée sur ce vélo sans destination?

Mon corps craque, WARNING!, je dois céder au congés maternité avancé d’un mois. Je dors, je regarde le ciel et les arbres dénudés, depuis ma chaise longue scellée devant la baie vitrée. Ce repos me permet d’accueillir ma deuxième fille dans de bonnes conditions. Puis de renouer avec la première. J’arrive à faire des projets pour moi, sans enjeu ni comparaison. Ouvrir ce blog par exemple. Faire des découvertes culturelles. Tester plein de choses en cuisine. Je revis; à la veille de repartir au front je suis rayonnante. Des collègues m’en font la remarque quand on se retrouve.
Mais le travail à mener n’a pas baissé en charge, ni à la maison ni au bureau. Et je dois jouer des coudes pour reprendre ma place après plusieurs mois d’absence. Un congés maternité loin de l’entreprise c’est comme ton jardin que tu n’entretiendrais pas pendant plusieurs mois: avec un peu de chance tu y retrouves seulement plein de mauvaises herbes à arracher, mais ça peut être aussi un voisin qui y a aménagé son potager. Surtout, je refuse qu’être mère me fasse passer à côté de quoi que ce soit. Je sers les dents pour être sur la même ligne que les sans enfants, les « en forme », les wonderparents même .
Je ne vois pas que chacun.e déploie des stratégies pour ajuster son poste à ses propres capacités. Ou met de côté sa famille. Moi je veux être entière à la maison et dans l’entreprise. Je ne veux rien lâcher, je me sens responsable de tout (de tou.te.s?).
Pourtant petit à petit je suis bien obligée de déposer des charges. Dans ma vie perso il y a la raréfaction des moments avec mes ami.e.s, mon deuxième cercle familial, plus de temps pour le sport, l’écriture. Au boulot des réunions à décliner, des horaires à faire décaler, des sujets à abandonner. Et petit à petit l’insatisfaction qui monte, le sentiment de honte, et l’agressivité.

Me fâcher avec des collègues, tant pis. Ne plus reconnaitre la mère que je suis en train de devenir, l’épouse aigrie qui commence à prendre ma place, non. Comme c’est plus facile je décide d’arrêter mon job pour mes filles, pour mon mari. En fait bien sûr c’est pour moi qu’il faut partir. Et vite.

<p value="<amp-fit-text layout="fixed-height" min-font-size="6" max-font-size="72" height="80"> Du haut des sept mois qui me séparent de mon dernier jour de travail, je vois toutes les pierres posées sur mon dos, l'une après l'autre, durant toutes ces années. Elles ne sont pas toutes de mon fait. Mon sentiment d'illégitimité lui-même n'est pas qu'inné: des actes et des paroles venus de collègues, des revendications de bénévoles, l'image même du manager et responsable que j'ai toujours vu comme un homme assuré plutôt qu'une (jeune) femme à qui j'aurais pu m'identifier, enfin la difficulté à incarner un poste en fonction de son caractère plutôt que d'un stéréotype. La place que l'on donne à chaque salarié en fonction de sa réalité de vie est également très questionnable: en tant que parent j'ai découvert qu'il fallait mettre totalement de côté ce pan de mon existence, comme si les week-end et soirées sans repos, l'organisation du quotidien familial et un corps de mère, n'avaient aucun impact sur mes capacités de travail. (Bien sûr je n'étais pas plus aidante avec mes collègues parents avant de connaitre leur sort…)<br> Un jour je retrouverai l'envie de faire de cette expérience un tremplin pour bousculer notre société et revendiquer des droits (congés deuxième parent digne de ce nom, démantèlement du patriarcat dans les fonctions dirigeantes des entreprises, attention aux burn-out dans le bénévolat, fin des exigences assénées aux femmes dans leurs différents rôles, remise en question de la société de l'occupationnel permanent, partage de la parole sur la fatigue maternelle et parentale, etc). Pour le moment je préfère travailler sur ce dont j'ai prise, ma fatigue physique et psychique.<br> Je voulais être une wonderwoman? Il va me falloir trouver un moyen d'y arriver en respectant mes propres limites. Je ne suis pas capable de passer mes journées à dénouer des conflits puis gérer les émotions de mes enfants une fois rentrée à la maison. Travailler en équipe utilise toute mon énergie disponible, après je ne suis bonne à rien. Je n'ai pas la force de trouver chaque jour de nouvelles idées, d'inventer du neuf, d'élaborer des stratégies sans cesse adaptables. Me plongeant toute entière dans les problématiques qu'on me soumet, je n'arrive pas à éteindre mon cerveau de salariée pour en allumer un de maman après 17h30. Tout comme je ne sais pas mettre de côté l'image de ma fille déposée à l'école patraque et subissant sa journée de collectivité. Ou effacer la culpabilité d'avoir crié sur mes enfants parce que mes nerfs fatigués m'ont lâché au mauvais moment.<br> C'est en tout cas mon état à ce jour, dans la vie qui est la mienne. Car évidemment tant qu'il y a de la vie il y a des changements. Du haut des sept mois qui me séparent de mon dernier jour de travail, je vois toutes les pierres posées sur mon dos, l’une après l’autre, durant toutes ces années. Elles ne sont pas toutes de mon fait. Mon sentiment d’illégitimité lui-même n’est pas qu’inné: des actes et des paroles venus de collègues, des revendications de bénévoles, l’image même du manager et responsable que j’ai toujours vu comme un homme assuré plutôt qu’une (jeune) femme à qui j’aurais pu m’identifier, enfin la difficulté à incarner un poste en fonction de son caractère plutôt que d’un stéréotype. La place que l’on donne à chaque salarié en fonction de sa réalité de vie est également très questionnable: en tant que parent j’ai découvert qu’il fallait mettre totalement de côté ce pan de mon existence, comme si les week-end et soirées sans repos, l’organisation du quotidien familial et un corps de mère, n’avaient aucun impact sur mes capacités de travail. (Bien sûr je n’étais pas plus aidante avec mes collègues parents avant de connaitre leur sort…)
Un jour je retrouverai l’envie de faire de cette expérience un tremplin pour bousculer notre société et revendiquer des droits (congés deuxième parent digne de ce nom, démantèlement du patriarcat dans les fonctions dirigeantes des entreprises, attention aux burn-out dans le bénévolat, fin des exigences assénées aux femmes dans leurs différents rôles, remise en question de la société de l’occupationnel permanent, partage de la parole sur la fatigue maternelle et parentale, etc). Pour le moment je préfère travailler sur ce dont j’ai prise, ma fatigue physique et psychique.
Je voulais être une wonderwoman? Il va me falloir trouver un moyen d’y arriver en respectant mes propres limites. Je ne suis pas capable de passer mes journées à dénouer des conflits puis gérer les émotions de mes enfants une fois rentrée à la maison. Travailler en équipe utilise toute mon énergie disponible, après je ne suis bonne à rien. Je n’ai pas la force de trouver chaque jour de nouvelles idées, d’inventer du neuf, d’élaborer des stratégies sans cesse adaptables. Me plongeant toute entière dans les problématiques qu’on me soumet, je n’arrive pas à éteindre mon cerveau de salariée pour en allumer un de maman après 17h30. Tout comme je ne sais pas mettre de côté l’image de ma fille déposée à l’école patraque et subissant sa journée de collectivité. Ou effacer la culpabilité d’avoir crié sur mes enfants parce que mes nerfs fatigués m’ont lâché au mauvais moment.
C’est en tout cas mon état à ce jour, dans la vie qui est la mienne. Car évidemment tant qu’il y a de la vie il y a des changements.


Ces listes de causes, effets et événements ne cherchent pas à être exhaustives. Mon épuisement s’est construit en toute complexité, et en écrivant en ce lundi de juillet c’est un seul regard sur un tableau figé que je vous partage. D’autant que ce texte est si long déjà que plus personne ne doit me lire à cette ligne 😛 !
Dans un autre billet je parlerai de ce que je reconstruis maintenant.
(EDIT: je l’ai fait en janvier 2021 dans S’inventer )

Avant de me plonger dans ce récit, je suis allée dans ma salle de bain, prendre une photo de moi. J’ai retrouvé la lumière dans mes yeux. Ca va.