Le diplôme de bonne mère, 2

Il y a trois ans je parlais ici de la compétition maternelle en salles de naissance, dans Accoucher est toujours héroïque. Très modestement c’est un de mes textes préférés sur ce blog :p . Et si hier soir dans mon lit je pensais vous écrire sur le sentiment d’imposture quand on fait bien quelque chose trop facilement (c’est long comme titre, je trouverai mieux quand je vous le posterai promis ), mes lectures du jour me poussent à revenir à la maternité. Mais finalement ça se rejoint peut-être… Voyons ça…

Si tu as accouché sans péridurale par « choix éthique », il y a fort à parier que tu as aussi décidé d’allaiter ton enfant. Les mères qui ont accouché autrement peuvent également faire ce choix, évidemment, c’était juste pour relier à mon article sur l’accouchement. Vous faites toute partie de ces millions de femmes qui font tout pour donner le meilleur à leur enfant. Et l’OMS, comme les clubs de super mamans, t’ont appris que ton lait ben, c’est ce qu’il y a de meilleur. Je ne veux pas parler ici des bénéfices santé pour le bébé et pour la maman, c’est un débat sans fin. Et je ne crois pas qu’il existe un argument indéboulonnable qui valide la pratique de l’allaitement comme absolument nécessaire dans un pays où l’eau potable coule du robinet. C’est pour ça que je respecte tous les choix qui ont pour objectif de nourrir son enfant à sa faim en respectant les mères, les pères, les frères et les soeurs, hoho !

Moi-même j’ai essayé d’allaiter, puis je me suis rendue à l’évidence que ce n’était le mieux ni pour mon enfant, qui n’était pas assez nourrie, ni pour moi, que ça faisait souffrir psychologiquement et physiquement. Le père m’ayant aidée à mettre de l’ordre dans mes pensées secouées par le post-partum, nous avons finalement mis en place une autre organisation qui nous a toutes et tous épanoui.e.s. Et merci, Oh merci, je ne fréquentais pas à l’époque de communautés en ligne pro-allaitement. Car les ayant découvertes il y a peu, je suis effarée par le mal qu’elles font aux mères. En bref, ce sont des mamans qui jugent d’autres mamans, sur la base de leurs propres peurs d’être de mauvaises mères. Vous me suivez toujours ?

Sous le dessin d’une illustratrice qui parle de son envie de sevrer son enfant (c-a-d d’arrêter de lui donner le sein), on peut lire notamment ce charmant commentaire (source Madame Captain ) :

C’est sympa n’est-ce-pas ?

Plein de sororité non ?

De bienveillance c’est clair…

Vous vous dites peut-être que c’est une hystérique isolée.
Hmmm, elles sont des centaines à répandre leurs discours sectaires sur la toile. Des anonymes, parfois aussi des « professionnelles » de l’allaitement, de l’enfant, autoproclamées ou sans discernement ni éthique.
Et elles font de gros dégâts.

Je l’ai évoqué plus haut, la grande majorité des parents ambitionnent de donner le meilleur à leurs enfants. Mais qu’est-ce-que c’est « le meilleur » ? Ce que je pensais à un moment est-il réellement compatible avec ma santé, ma personnalité, mon quotidien, la famille que j’ai déjà, la vraie vie quoi ? Et ces questions se posent alors que l’on est bombardées d’hormones, épuisées, retournées par ce qu’implique une naissance.

Fatigue + crainte constante de mal faire = stress et culpabilité

Lectures de messages culpabilisants + reproches venant de mères « parfaites » = RISQUE ACCRU DE MAL-ÊTRE PSYCHIQUE

Mon seul avis sur le sevrage est que ce mot ne ma parait pas du tout approprié dans ce contexte : un animal est sevré quand il n’a plus besoin de sa mère pour survivre, alors à moins que tu allaites ton môme jusqu’à ce qu’il ait une situation professionnelle stable, il y a de fortes chances que sein ou pas sein il ne soit en fait jamais sevré !
J’ai lu d’une autre excitée qu’arrêter l’allaitement revenait à faire subir à son enfant l’équivalent d’un arrêt de drogue sans palliatif pour un toxico (sous-entendu « Tu vas le faire clamser ») et là quand même mon sens critique a été titillé, mais soit, ce n’est pas le sujet de mon article.

Non la question que tout ça me pose c’est : qu’est-ce-que ces mères donneuses de leçons ont à se prouver ?

Quel est le rôle de notre société dans cette course à la perfection, qui va jusqu’à s’inventer des défis insensés ? Je lis qu’une mère a mis sa propre santé en danger pour fournir du lait adapté à son enfant multi-allergique (elle ne pouvait presque plus rien manger pour ne pas le rendre malade lui) plutôt que de lui acheter du lait en poudre adapté. Mais ? Mais ? Pourquoi ? Comment ? Houhou !

Il y a une similitude que je retrouve dans le discours de femmes qui se revendiquent « non féministes ». Être femme ce serait enfanter et se sacrifier pour ses enfants. Leur identité a été construite sur ce roc. Evidemment quand tu leur mets devant les yeux d’autres manières d’être femmes, ça ébranle leur schéma de pensée. Et ça fait mal.

J’imagine que quand tu sacrifies tes nuits depuis un, deux, trois ans, et que tu vois qu’une bonne femme s’en sort en donnant un biberon à son petit de six mois et pionce 10 heures d’affilée, ça fout les boules. Un bon moyen de ne pas ébranler ta propre santé mentale c’est alors de pourrir cette femme, de te proclamer haut et fort Mère Teresa de la maternité et surtout surtout, détentrice de La Vérité (Amen).

Je crois aussi que tant que le travail maternel ne sera pas plus reconnu et valorisé, celles qui le subissent fabriqueront leurs propres échelles de reconnaissance. Quitte à marcher sur les copines pour passer devant.

Parce que, qu’on allaite ou pas, qu’on soit une femme ou un homme ou non binaire, donner à manger, éduquer, torcher, laver, sortir les poubelles, faire preuve de patience, contrôler sa violence, jongler entre tout ce que la société attend de nous, c’est épuisant. Et ça peut rendre dingue.

La bienveillance entre personnes qui vivent cette même aventure de la parentalité aiderait grandement à dépasser cela. Le combat ne fait que rendre les choses plus dures. (Amen aussi, c’est gratuit.)

Alors le lien avec le sentiment d’imposture quand on fait bien quelque chose trop facilement ?
Pour ma part je me sens la meilleure des mères dans les moments qui sont pour moi les plus cools, c-a-d qui collent avec ce que j’aime (raconter une histoire, répondre à des questions sur la vie, partager des repas, marcher main dans la main…). Mais quand je lis les efforts que font certaines pour tenir le cap qu’elles s’étaient fixé, ça m’ébranle un peu. Si je ne souffre pas, suis-je vraiment une bonne mère ? Pourtant, les moments qui me crispent sont loin de répondre le mieux à la posture d’éducatrice que je souhaite avoir. J’essaie de faire de mon mieux, seulement mes filles ne sont pas dupes, elle sentent bien que l’osmose n’est alors pas au RDV. J’apprends à me dire que ce n’est pas grave. Les relations humaines n’ont pas vocation à être de longs fleuves tranquilles. Et être une bonne mère n’est pas synonyme de souffrir sa race et donner sa vie pour son enfant.

Me comparer avec d’autres mères ? Sur quels critères ? Dans quel but ?
La maternité n’est pas une épreuve des JO. Ce serait comme me demander sans cesse « Que dois-je faire pour mériter de vivre ? Pour mériter d’être aimée? ». La réponse est : rien, vivre te donne d’office ce droit.

Qui osera me dire que je ne mérite pas d’être mère ?

Mère

J’ouvre les volets et laisse entrer la lumière. Toute la lumière, le plus de lumière.
Alors je pars.
Épuisée
Douloureuse
Salie.
Qui a fabriqué un autre être humain,

Vulnérable ?
Viens dans mon cou que l’on se respire.
Se faire ouvrir en deux, puis prêter ses bras, sa tête, sa poitrine, soi en entier.
Offrir au monde.

J’ai envie de serrer cette mère dans mes bras
Et tout déferle comme une grosse vague gluante.

Mon cœur va lâcher. Et s’il tient ce sont tes entrailles qui vont se déchirer.
Je suis telle l’alpiniste qui a fait son plus haut sommet.
Je suis transformée, je suis résiliente, je suis moi en mieux.
Nous avons souffert.
Des machines
Devant être révisées.

Alors là dans ma tête c’est la tempête, toutes les idées me viennent, englobées dans un sentiment de colère ininterrompu.
J’embrasse le coin chaud derrière ton oreille. Je compte tes orteils et t’apprends à tirer la langue.

Tu me regardes fort. Si fort.

Douleur.
J’ai pleuré, j’ai crié, j’ai juré qu’on ne m’y prendrait plus.
Enterrée.
Il y avait de la vie là sous mon nombril.

Très vite la question se renverse. Que pousse-t-il lui, ce germe, cet embryon de vie ?
Que force-t-il en toi pour se faire sa place à lui ?
Des graines j’en ai plein le ventre.

Je me sens à nouveau faible incapable amputée
Mais j’ai peur de la faire pleurer.


J’ai pu bouger comme je voulais pendant tout le travail
Une image d’Épinal de la femme naturelle, sorte d’Êve béate dans son jardin d’éden
Malgré les marmots qui lui déchirent les entrailles.
Câliner ce bout d’humain et le laisser m’explorer le fond de l’âme
De ses yeux plantés dans les miens.

Lorsque j’entre dans le tramway après un escalier et un autre hall, je pleure presque devant les sièges tous occupés.
Quelque chose s’est allumé au fond de mes yeux.

Je porte maintenant la chaleur de ce corps partagé
comme un manteau qui protège de tout.
Je ne le savais pas

Être femmes mes filles

Aujourd’hui je romps le contrat implicite de cette rubrique, en partageant ici une vraie lettre. À l’occasion de la journée des Droits des femmes, j’ai lu hier plusieurs lettres écrites par des femmes à d’autres, à des filles surtout. Elles contiennent toutes des mots qui me touchent, une démarche surtout qui me parle, proposer des modèles différents de celui dominant, de l’homme, qui s’affirme, réussit, dirige. Leurs autrices y partagent aussi des idées avec lesquelles je suis moins d’accord, s’expriment parfois dans des termes qui me questionnent, auxquels je n’adhère pas. C’est normal, c’est bien même. Être une femme c’est être un individu, et La Femme n’existe pas plus que le Yeti. Alors, comme écrire est ma nécessité, comme je veux aussi prendre part à une parole diversifiée, multiple, me voilà au clavier à mon tour.

Mes filles, hier soir, 8 mars 2021, une question fondamentale s’est posée lors de notre lecture du soir. Nous découvrions toutes les trois l’histoire du vélo. Le texte racontait qu’au début de la diffusion de ce moyen de transport, les femmes ne pouvaient pas en profiter, parce qu’elles portaient des robes, peu commodes pour pédaler.
« Les femmes n’avaient pas le droit de mettre des pantalons », répondis-je à vos yeux questionnants devant cette précision des auteurs. Je pensais pouvoir passer à la page suivante. Mais vos deux regards se sont alors posés sur mes jambes, bien visibles.
« Mais, maman, tu es en pantalon ! »

Vous avez 5 et 3 ans, et depuis un an nous vivons sous le joug de lois particulièrement restrictives. À votre âge on a besoin de connaitre les règles et de s’y conformer. Sous Covid les adultes encouragent cette discipline. Alors imaginer quelques secondes que votre mère désobéit, découvrir que depuis des années elle enfreint la loi en portant jeans et autres tenues à deux jambes, quel effroi!
« C’était à une autre époque, maintenant les femmes peuvent tout porter. »
Il fallut encore quelques explications, « C’est quoi, une époque ? », plusieurs affirmations, « Oui vous pouvez mettre un pantalon, ou un short oui, une jupe aussi, en fait vous portez ce que vous voulez, maintenant. Si c’est vrai ma chérie, voilà, passons à l’histoire suivante, merci, je m’embourbe, une histoire de lapin, parfait. »

Régulièrement votre père et moi sommes confrontés à vos petites phrases, docilement répétées de vos autres cercles de sociabilité.
« Tu sais aujourd’hui on a regardé un dessin animé de garçons. »
« Ca n’existe pas les dessins animés de garçons. » Je fais l’ignorante.
« Mais si tu sais bien maman, là quand ils se battent. »
« Non je ne vois pas. Il y a des dessins animés d’action, d’aventure, tu parles de super héros peut-être ? »
« Rho, arrête, tu sais ce que je veux dire. »
« Non vraiment. Il y a différents genres d’histoire, mais tout le monde peut regarder ce qu’il a envie, filles et garçons. »
Une autre fois
« Tu sais on doit manger de tout, même si la couleur ne nous plait pas, même si ce n’est pas une couleur de fille, tu vois par exemple le chocolat c’est marron, c’est pas beau, et »
« Attends, c’est quoi une couleur de fille ? »
« Ben tu vois Pauline par exemple elle aime que le rose… »
Bref !

Alors, mes filles, je voudrais d’abord vous dire que nées avec un sexe féminin, au XXI° siècle en France, la loi vous donne les mêmes droits qu’à ceux nés avec un sexe masculin. Sachez-le, gravez-le dans votre esprit, et ne l’oubliez jamais. Ne l’oubliez pas quand on essaiera de vous faire croire le contraire. Qu’il s’agisse de vêtements, d’activités, de respect, d’ambition. Ne l’oubliez pas quand on vous mettra des bâtons dans les roues, à coups d’injonctions, de violence, de culture populaire, d’images, de récits, de phrases toutes faites. Parce que, en tant qu’éducatrice je ne dois pas être hypocrite, vous aurez toujours du boulot pour faire appliquer ce qui vous revient de droit. Et il vous faudra de l’énergie.

Ma chère D., ma chère A., pour moi être femme aujourd’hui c’est d’abord cela : être combative. Comment est-on combative ?
J’ai eu la chance de naitre avec un caractère affirmé, sans doute mon éducation a-t-il permis cet épanouissement. Je me souviens de mon premier acte militant. J’étais à l’école primaire, et j’ai fait un sitting au milieu de la cour pour demander que les garçons occupent moins d’espace avec leur foot et nous laissent jouer ailleurs que contre les murs tout autour (ma notion du droit était cependant faible, je n’imaginais quand même pas pouvoir jouer moi aussi au football). J’étais seule assise sur le bitume, les garçons se sont moqués, aucune fille ne m’a rejointe et les adultes ne sont pas intervenus. J’ai dû retourner contre le mur.
Avec les années, j’ai appris qu’à plusieurs on a plus de poids.

Être femme pour moi conduit à la nécessité de faire équipe. Seul on va plus vite, ensemble on va plus loin, est un proverbe africain (me dit Google). Moi je crois que c’est une sagesse féminine. Et tout pourtant vous apprendra l’inverse. Parce que notre société cherchera à vous inculquer la comparaison, la compétition, en vous donnant comme objectif premier d’être belle. Très malin. Être belle demande de l’effort. Il faut faire attention à ce qu’on mange, prendre soin de soi, en fait ne pas grossir, se maquiller, s’habiller dans certains standards, ne pas vieillir, se coiffer, se crémer, s’épiler, etc, etc, etc. Le contraire de prendre soin de soi. Cela demande du temps, concentre une partie de votre énergie, de vos compétences. Et, comme la belle-mère de Blanche-Neige, quand on a sacrifié beaucoup pour obtenir un résultat, on apprécie peu que d’autres soient plus, soient mieux, réussissent à être belles à un niveau supérieur. Mes filles, sans les autres femmes vous ne serez pas grand chose. Et franchement, mieux vaut être moche et se marrer avec les copines que belle et seule. Sans compter que ceux qui ne perdent pas de temps à dompter leur corps le gagnent à apprendre, agir, prendre des responsabilités.

Je fais ma maligne aujourd’hui, privilège de génération, j’ai vécu quelques aventures avant que vous entriez à votre tour dans le jeu. Mais tous les pièges, j’y suis tombée. J’ai jalousé, j’ai glorifié des standards, me suis perdue en cherchant à y entrer. J’ai dit (honte à moi) « Moi je préfère les garçons, j’ai très peu d’amies filles, elles sont chiantes les filles ».
Cela me permet au moins de vous expliquer simplement ce que c’est, le patriarcat : réussir à faire penser à celles et ceux qu’on veut opprimer que leur seul but dans la vie doit être de se mouler dans le modèle dominant, et pour cela de renier leurs semblables.
Bien sûr vous ferez vos propres expériences, et c’est comme tout parent que j’écris aujourd’hui, sachant que vous ne l’appliquerez pas, ne faites pas comme moi, ne perdez pas de temps, vivez tout de suite en sororité.

Heureusement vous partez avec un avantage, vous êtes deux soeurs, proches en âge et, pour le moment, proches en goût. La vie vous éloignera, vous confrontera, vos personnalités prendront chacune un chemin. Continuez à cultiver le respect et la tendresse entre vous. Il vous sera alors facile de l’étendre aux autres femmes.

Une petite voix me dit « Eh Oh, c’est valable aussi envers les hommes, envers tout être humain ». Oui. Bien sûr.
Mais voilà mon point ultime. Au moment où j’écris, posséder un corps de femme a nécessairement des conséquences sur la place qu’on vous laissera. Dans un monde construit par des hommes blancs de classes sociales dominantes, être une femme est un particularisme (il en existe d’autres, je m’exprime sur ce que je connais).
Une chose centrale est votre fonction reproductive, votre prérogative à porter la génération suivante. Que vous ayez envie de jouer ce rôle ou pas, que vous puissiez le faire ou pas, cette possibilité marquera vos relations aux autres et l’accès aux fonctions que vous briguerez.

Mes filles, cette fonction a été pour moi une chance. C’est sur ça que je veux finir. Pas pour convaincre toute femme de devenir mère, le choix est trop impliquant pour convenir à toutes les personnalités. Pas pour blâmer celles dont le corps ne peut remplir cette fonction, enfanter n’est pas qu’une question de volonté. Simplement parce que l’expérience est pour moi transformatrice et fondamentale dans mon féminisme.
Le jour où un petit être a pris vie au fond de mon ventre, la responsabilité de l’éduquer m’a obligée à me rééduquer d’abord. Je ne pouvais pas accompagner un enfant dans ses apprentissages si je n’étais pas au clair avec les valeurs à lui transmettre. Lorsque j’ai su que cet être était une fille, toutes les souffrances, les difficultés vécues de part mon sexe se sont étalées devant moi, et là il a fallu que je sois vraiment combative, pour déblayer le terrain à ma toute petite. Je n’ai pas fini, le chemin est long.
Au jour le jour ce sont vos questions, vos besoins et votre force de vie qui me bousculent et me demandent d’être à votre hauteur.
Merci.

Mes filles, finalement ne retenez de mon monologue qu’une chose.
Vous êtes un cadeau fait au monde. Prenez la place qui vous revient. Parce que vous le méritez.
Et bravez tous ceux qui diront le contraire.

Un silence qui résonne

Ce matin, avant même d’ouvrir les yeux, j’ai pensé à Isra.
Isra vit entre les pages d’un roman dont elle est l’héroïne. Elle est palestinienne, immigrée aux Etats-Unis dans les années 90, très jeune mère de quatre enfants dans une culture arabe et familiale maltraitante.
Maintenant Isra vit dans mon coeur. Ma chair porte les stigmates de ce que j’ai vécu avec elle.
Et tout ça est la faute de l’autrice, Etaf Rum.

Ce que raconte Etaf est d’une violence folle. Que je ne connais pas moi-même. Pourtant, au-delà de l’empathie qu’elle crée très vite entre son personnage principal et ses lecteurs, elle fait de chacune et chacun des protagonistes nos sœurs et frères en humanité, qui m’ont totalement embarquée dans leur histoire, mais aussi fait l’effet d’un miroir sur ma propre vie. Comment s’y prend-elle ?
Par une écriture sans fioriture, mais très précise, elle nous immerge dans un quotidien particulièrement visuel, et dans les pensées les plus intimes de femmes et d’hommes blessé·e·s par la vie, contraint·e·s par leur culture, qui se débattent pour faire mieux que survivre. Et échouent. Tout en faisant du mal à leurs proches.

Cette manière de raconter l’histoire m’a permis, femme du XXI° siècle de culture occidentale catholique, de comprendre les rouages d’une famille arabe, parquée dans les camps de la Palestine d’après-guerre, puis contrainte à l’émigration pour survivre. Son seul port d’attache est désormais fait des coutumes transmises de génération en génération. On comprend l’importance alors de les maintenir coûte que coûte.

Si j’ai tremblé sous les coups qu’encaisse Isra, j’ai aussi éprouvé de la compassion pour celles et ceux qui, aux premiers abords, pourraient n’apparaitre que comme ses bourreaux. Compassion ne veut pas dire pardon, et c’est là que l’autrice est particulièrement fine. Elle expose tout le dilemme entre le poids de la fatalité, de la communauté et de l’histoire, et le besoin d’émancipation, la force vitale de la révolte. Ce qui se traduit par l’ambiguïté ressentie par tous les membres de la famille, femmes et hommes, jeunes et vieux, tiraillé·e·s entre leur impossibilité à faire autrement que ce qu’ils ont toujours connu (préserver l’honneur de la famille à tout prix) et leur amour pour leurs enfants et parents. Tous ont au fond d’eux un désir de bonheur, étouffé plus ou moins bien par l’idée intégrée que cela leur est interdit.

Si je me suis autant identifiée à Isra, c’est par les questions universelles qu’elle pose. Comment être à la fois une fille (au sens de membre d’une famille) et une femme à la volonté propre, au destin singulier à écrire ? A quel point peut-on remettre en cause tout ce qui nous a construit ? Qu’est-ce-que ça implique d’être une bonne mère ? Comment élever des filles ? Les conditions de vie extrême d’Isra donnent de l’urgence à ces questionnements. Car en tant que femme, dans son milieu, elle ne vaut rien, est traitée comme une esclave, battue, niée. Avoir quatre filles la met face à des responsabilités qui l’obligent à s’interroger et à agir, à faire ce qu’elle n’a pas eu la force d’accomplir pour elle-même mais doit à ses enfants.

Et puis la littérature joue dans ce texte un rôle émancipateur, plus prosaïquement même de bouée de sauvetage à Isra. Les livres constituent son refuge, la seule chose qui la maintienne à un infime plaisir de vivre. Et une page me semble particulièrement en résonance avec le courant actuel de remise en cause de l’histoire de la littérature, faisant la part belle à un type d’auteur seulement (un homme blanc ) au détriment de toutes les autres voix :

Le livre de Etaf Rum est exactement cela. La voix d’une femme, de chair et de pensées, qui s’adresse à toutes les autres femmes. Et bien sûr plus largement à tous lecteurs, puisque c’est ça la littérature, détruire toutes les barrières de genres, de cultures, d’époques, et accueillir qui le souhaite. De là vient la nécessité de mettre en avant comme il se doit des autrices et auteurs divers. Alors la culture devient foisonnante, et outil de développement humain à portée de chacun·e.

Présentation du livre par son éditeur français, Les éditions de l’Observatoire.
PALESTINE, 1990. Isra, 17 ans, préfère lire en cachette et s’évader dans les méandres de son imagination plutôt que de s’essayer à séduire les prétendants que son père a choisis pour elle. Mais ses rêves de liberté tournent court : avant même son dix-huitième anniversaire, la jeune fille est mariée et forcée de s’installer à Brooklyn, où vivent son époux et sa nouvelle famille.
La tête encore pleine de chimères adolescentes, Isra espère trouver aux États-Unis une vie meilleure mais déchante vite : les femmes sont cloitrées à la maison, avec les enfants ; les maris, peu loquaces, travaillent jour et nuit. Invisible aux yeux du monde, la jeune fille autrefois rêveuse disparaît peu à peu face à la tyrannie de sa belle-mère et la pression étouffante de devoir donner naissance à un fils. Mais comble du déshonneur, Isra ne met au monde que des filles, dont la fougueuse Deya…

BROOKLYN, 2008. Deya, 18 ans, est en âge d’être mariée. Elle vit avec ses sœurs et ses grands-parents, qui lui cherchent déjà un fiancé. Mais la révolte gronde en Deya, qui rêve d’aller à l’université et se souvient combien sa mère était malheureuse, recluse et seule. Alors qu’est révélé un secret bien gardé, Deya découvre que les femmes de sa famille sont plus rebelles que ce qu’elle croyait et y puise la force de changer enfin le cours de son destin.

Dans ce premier roman aux accents autobiographiques d’une force inouïe, Etaf Rum pose un regard toujours nuancé sur la force libératrice de la littérature pour les plus faibles et les opprimés et sur les conflits intérieurs des femmes d’aujourd’hui, prises en étau entre aspirations et traditions.

L’édition grand format est sublime. Mais le livre est aussi sorti en janvier chez Pocket, donc accessible plus facilement. Une bien belle lecture à faire.