Prendre soin.

J’ouvre les volets et laisse entrer la lumière. Toute la lumière, le plus de lumière.

J’ouvre les oreilles et écoute les bruits de la rue. Le murmure de ceux qui sortent de chez eux pour vaquer à leurs tâches sociales, aller au travail, aller à l’école, aller à un cours de sport, rendre visite à un ami.

Mon programme ces semaines se résume à me rendre visite.

Pour donner le contexte, mon objectif est d’abord de prendre soin d’un bébé, mon bébé, celui que j’ai porté en moi et que je porte maintenant tout court. Pour ce faire on m’offre des semaines à rester chez moi. Mais maintenant que je connais bien la chose je dis « on me paie à garder mon bébé ». Oui c’est un travail.

Mais un travail solitaire, pour moi qui aime l’émulation des autres.

Un travail à la maison, pour moi qui aime la rue, le mouvement, le changement.

Un travail isolant, car me sortant pour un temps du système social de mon pays, celui où on travaille pour ne pas être un poids pour lui et pour répondre à la question des gens « Tu fais quoi dans la vie ? ».

Dans la vie pour ma part j’aime faire 1000 choses, dont câliner ce bout d’humain et le laisser m’explorer le fond de l’âme de ses yeux plantés dans les miens. Ça ne fait pas une conversation. Et ça ne cotise pas pour ma retraite.

Ce travail n’a pas d’heures, ni de début ni de fin ni de temps. Il est infini, comme la vie, comme l’amour.

Et comme le danger que je cours.

Ce danger c’est celui de la mort lente et programmée de ma joie de vivre.

À cause de ce que j’aime et que je mets de côté pour un temps.

Pour le rôle que je me dois de jouer mais que je honnis, celui de la mère au foyer qui lave, essuie, cuit, achète, range et attend. Attend le soir pour le diner avec un adulte, attend le week-end pour des sorties à plusieurs, attend que chacun ait été contenté pour demander sa part. Une part de temps à soi, loin des machines à laver, lave-vaisselle, éponges, tas de linge et couches.

Le conseil que l’On donne à une femme dans mon cas est de dormir. « Dors quand le bébé dort » me disent mes amies. Moi aussi je disais ça, avant d’avoir des enfants. « Fais la sieste » me dit le père. Il a besoin que je sois en forme pour le biberon de 3h. « Reposez-vous » me dit le médecin. Elle a épuisé son quota de vitamines à prescrire. Ils ont peur, ils sentent le danger, la pente que j’emprunte et qui m’éloigne de moi. La fatigue pensent-ils.

Je ne veux pas du temps inconscient dans mon lit, je veux vivre.

Vivre bordel!

Comme vous amies, pères, médecins et consœurs.

Mais je prends de votre attention à ma santé psychique la moelle, et mon moral se porte bien oui si je prends soin de moi.

J’ouvre les volets et laisse entrer la lumière. Le plus de lumière, toute la lumière.

J’ouvre les oreilles et écoute les bruits de la rue. Le murmure de ceux qui sortent. Je me joins à eux. Moi aussi je me lance dans la journée et le monde.

J’allume la radio, hume un café, te sers un biberon. Nous nous regardons.

– Bonjour. Tu as bien dormi ? Moi j’ai rêvé que tu faisais tes nuits, de vraies nuits tu vois, allez de 22h à 8h, fini le biberon emmitouflées dans la pénombre la bave au coin de la bouche et le sommeil en écran. C’était un beau rêve.

– …

– Allez c’est pas grave, viens dans mon cou que l’on se respire.

– Arheu hmmmm Rrrrrr.

– Je t’aime.

J’ouvre Internet et je lis ce qui me fait plaisir, je regarde les vidéos de gens qui ont plus de temps que moi pour parler de ce que j’aime.

J’envoie des messages à mes proches de la vraie vie.

Je me tiens au courant de ce qui se vit ailleurs, du Monde.

Je me sens en lien, je me sens bien.

Tu t’es endormie sur mon sein, la table salie et la vaisselle pleine de confiture attendront. Nous allons dans le canapé, toutes deux en pyjama, toi pour ronfler bienheureuse moi pour bouquiner fort contente.

Ce que je lis grâce à toi qui ne dors longtemps que dans mes bras ! Pour ton bien j’enchaine les heures indolentes, passant de la campagne anglaise du début XX° siècle, à la vie insoupçonnée de mon intestin, à la poésie féministe et au récit Fantasy.

Je ne suis plus contrainte à l’immobilisme, je vis une de mes passions avec un temps nouveau.

Tu déjeunes, je crée mes plats à venir en te regardant téter.

Tu acceptes une sieste dans ton couffin, je m’acquitte de mes tâches domestiques en pensant au temps dégagé ce soir et ce week-end, quand ton père sera là et que nous déborderons de projets ensemble.

Tu rêves loin de moi, j’écris, je perds mon regard dans le lointain, je dors un peu et je me rappelle pourquoi je t’ai voulue, pourquoi j’aime être ta mère et combien les jours qui passent filent et ne reviendront plus. Alors je décide d’en profiter. Je choisis d’être là avec toi tout ce temps, et l’après-midi redémarre.

J’embrasse le coin chaud derrière ton oreille. Je compte tes orteils et t’apprends à tirer la langue. Tu me regardes fort. Si fort.

Je liste les spectacles que je veux voir, les restaurants que je veux tester, les prochaines vacances.

Je cuisine mes créations, je range enfin l’entrée, je taille le jardin.

Tu chouines, je te parle.

Quand la nuit arrive, que je te fais un dernier câlin avant que nos corps et nos esprits se séparent, je ne râle plus.

Parfois les pensées nocives reviennent. « Si je vois encore cette même vue depuis le fenêtre je saute. » « Cette journée n’a servi à rien. » « Je ne sers à rien ». « Je suis si seule. » « Qui prend soin de moi ? »

Je prends soin de moi.