C’est une photo, qu’une amie m’envoie innocemment. Une photo de moi, dans un moment joyeux. Elle veut me faire plaisir en me la partageant.
C’est un choc. Ma tête. Qui est cette femme aux traits tirés? Ce visage d’oiseau tombé du nid, aux yeux implorants, à la bouche avachie, aux cheveux tombant, c’est le mien?
Je pourrais être vexée, me mettre en colère, « Elle aurait pu prendre une autre photo quand même! ». Je pourrais pleurer, sur mon sort, sur la fatalité qui m’a décrépie. Mais je reste immobile devant les yeux que l’image me renvoie. Ils sont sans vie. Juste le nécessaire pour maintenir la machine humaine, des braises bientôt éteintes.
En fait ce n’est pas vraiment nouveau, j’avais bien décelé le truc sur les photos de vacances déjà. A côté de mes filles riant dans le sable, je semblais hologramme, peut-être ajoutée par Photoshop. Sombre face au milieu de tout ce soleil.
Quand je vois cette photo, nous sommes tout début 2020. Je commence une autre vie, justement parce que celle que je menais jusque-là était en train de me ravager. Alors passé le choc, je ne peux que me féliciter. Cette image, elle justifie à elle seule d’avoir quitté mon job et planifié une remise en forme. Comment ai-je fait pour m’épuiser à ce point?
Voilà le moment venu de diffuser l’avertissement 😉 : J’écris aujourd’hui pour remettre mes compteurs à 0. Pour partager une expérience personnelle dont je suis la principale actrice, c’est-à-dire agissante et ressentante. Peut-être, allez, soyons ambitieuse, filer un coup de main à un.e autre qui traverserait quelque chose de similaire et pourrait trouver ici de l’énergie pour sortir de l’enlisement. Je n’écris pas pour dénoncer une entreprise, des personnes. Je ne prétends pas énoncer une vérité universelle. Mon épuisement s’est construit sur bien des faits, des paroles, des choix, enchevêtrement dont il ne sert à rien de trouver une extrémité de fil.
Histoire.
Je suis en congés maternité après la naissance de ma première fille. La grossesse m’avait donné une pêche d’enfer. Avec mes seins dégoulinants de lait et mes nuits en morceaux c’est pas vraiment le même mood. Pourtant je m’accroche à ce souvenir. Et pour qu’elle soit fière de sa maman, pour que je m’épanouisse ailleurs que dans mon rôle de mère, je suis en train de passer un entretien Skype pour un poste avec d’importantes responsabilités. Si j’ai voulu un enfant, jamais au grand jamais je n’ai envisagé de réduire la voilure sur mes ambitions professionnelles. Au contraire, je veux donner l’exemple d’une femme « qui réussit » à ma fille, et au monde entier. (Pas facile d’écrire ça, je sens que cet article va me demander un peu de courage et beaucoup d’humilité!). Et bingo, je l’ai ce poste, qui me plait vraiment: challenges intellectuels, déplacements fréquents, explosion de ma zone de confort, nombreuses rencontres. La seule donnée que j’avais mise de côté (oups!) c’est qu’à la maison aussi il y aurait un GROS challenge: une petite être humain de 3 mois. Tu vois venir les ennuis toi là, avec ton recul, assis.e confortablement sur ta chaise, hmmm? Moi, PAS-DU-TOUT. La vie me sourit, j’ai tout ce que je voulais, je vole, que dis-je, je plane!
En plus, le père de ma fille prend les choses en main, il est même en congés parental le temps que je trouve mes marques. Quand il reprend le boulot, c’est avec des horaires de bureau, acceptant les week-end seul avec notre enfant, et gérant le quotidien sans laisser sa part. Mon poste a aussi l’avantage de me rendre maitresse de mes horaires, quand je n’ai pas de RDV et peut dormir dans la ville où j’habite. Je mets du temps à envisager la situation telle qu’elle est vraiment: cannibale, je suis en train de me faire manger petit bout par petit bout, le tout avec le sourire.
15 mois plus tard, deuxième grossesse. Tiens, je ne saute plus d’un train à l’autre, je me traine dans les couloirs de la gare. Mon ainée commence à me faire la gueule. Il faut dire qu’entre mes absences et mon impossibilité physique à la porter (trop de douleurs, partout) elle a de quoi se demander qui est cette femme qui squatte le lit de son père. Alors c’est le début de la période larmes. Je ne sais plus parler, je me mets en colère en pleurant, je me lamente en pleurant. Je ne vole plus, je creuse mon sillon au ras de la boue, sans visibilité. Et j’oublie que j’ai « tout ce que je voulais ».
On peut vouloir des choses, on peut même se débrouiller pour les mener assez bien, ça ne veut pas dire qu’elles soient faites pour nous. Qu’elles contribuent à notre bien-être, notre bonheur, notre santé. Ca peut être dû à sa personnalité autant qu’aux circonstances. Pour moi ce fut les deux.
Je ne sais pas vivre les choses dans le calme (tu crois que ça explique mon choix d’alors de faire de ma vie un défi? Nooon voyons…). Ca veut dire: je me dévoue à une cause, j’y mets toute mon énergie et je questionne sans cesse mes actes. Je fonctionne comme ça dans mon rôle de mère, de conjointe, de salariée. Ca ne m’apporte pas de plus grande réussite qu’à quiconque, ça ne me rend pas spécialement « meilleure ». Juste, ça me prend la tête. En plus j’avais choisi de travailler dans une association qui me tenait à cœur, ajoutant à mon exigence autant qu’à mes craintes de ne pas en faire assez.
Chaque jour au bureau je travaillais avec et pour des bénévoles. Des personnes qui, non contentes d’assurer comme tout le monde leur quotidien de travailleuses/étudiantes et chargées de famille, offrent leur temps disponible et leurs neurones à un projet qui les dépasse. Notre association a la force d’embarquer car elle a du sens et propose une communauté où on se fait des tas d’ami.e.s. On s’y amuse, on s’y dépasse, on y apprend sans cesse. Et il y a toujours un projet qui n’attend que toi pour être mené. Même ambiance dans les équipes salariées. J’ai tellement aimé ça! J’ai tellement souffert de ça!
« Ils sont bien meilleurs que moi, ils trouvent toujours la bonne réponse/ont plein d’idées/sont plus pertinents/plus dévoués, etc, etc, etc. »
« Je ne donne pas tout ce que je pourrais. Je suis paresseuse. Alors que moi je fais ça sur un temps salarié, et en plus je ne suis bénévole nulle part contrairement à eux. »
« Je devrais avoir un train d’avance. Je devrais savoir débloquer cette situation. Je devrais, je devrais, je devrais… »
Tu la vois la petite moi dans ma tête, en train de pédaler comme une dératée sur ce vélo sans destination?
Mon corps craque, WARNING!, je dois céder au congés maternité avancé d’un mois. Je dors, je regarde le ciel et les arbres dénudés, depuis ma chaise longue scellée devant la baie vitrée. Ce repos me permet d’accueillir ma deuxième fille dans de bonnes conditions. Puis de renouer avec la première. J’arrive à faire des projets pour moi, sans enjeu ni comparaison. Ouvrir ce blog par exemple. Faire des découvertes culturelles. Tester plein de choses en cuisine. Je revis; à la veille de repartir au front je suis rayonnante. Des collègues m’en font la remarque quand on se retrouve.
Mais le travail à mener n’a pas baissé en charge, ni à la maison ni au bureau. Et je dois jouer des coudes pour reprendre ma place après plusieurs mois d’absence. Un congés maternité loin de l’entreprise c’est comme ton jardin que tu n’entretiendrais pas pendant plusieurs mois: avec un peu de chance tu y retrouves seulement plein de mauvaises herbes à arracher, mais ça peut être aussi un voisin qui y a aménagé son potager. Surtout, je refuse qu’être mère me fasse passer à côté de quoi que ce soit. Je sers les dents pour être sur la même ligne que les sans enfants, les « en forme », les wonderparents même .
Je ne vois pas que chacun.e déploie des stratégies pour ajuster son poste à ses propres capacités. Ou met de côté sa famille. Moi je veux être entière à la maison et dans l’entreprise. Je ne veux rien lâcher, je me sens responsable de tout (de tou.te.s?).
Pourtant petit à petit je suis bien obligée de déposer des charges. Dans ma vie perso il y a la raréfaction des moments avec mes ami.e.s, mon deuxième cercle familial, plus de temps pour le sport, l’écriture. Au boulot des réunions à décliner, des horaires à faire décaler, des sujets à abandonner. Et petit à petit l’insatisfaction qui monte, le sentiment de honte, et l’agressivité.
Me fâcher avec des collègues, tant pis. Ne plus reconnaitre la mère que je suis en train de devenir, l’épouse aigrie qui commence à prendre ma place, non. Comme c’est plus facile je décide d’arrêter mon job pour mes filles, pour mon mari. En fait bien sûr c’est pour moi qu’il faut partir. Et vite.
<p value="<amp-fit-text layout="fixed-height" min-font-size="6" max-font-size="72" height="80"> Du haut des sept mois qui me séparent de mon dernier jour de travail, je vois toutes les pierres posées sur mon dos, l'une après l'autre, durant toutes ces années. Elles ne sont pas toutes de mon fait. Mon sentiment d'illégitimité lui-même n'est pas qu'inné: des actes et des paroles venus de collègues, des revendications de bénévoles, l'image même du manager et responsable que j'ai toujours vu comme un homme assuré plutôt qu'une (jeune) femme à qui j'aurais pu m'identifier, enfin la difficulté à incarner un poste en fonction de son caractère plutôt que d'un stéréotype. La place que l'on donne à chaque salarié en fonction de sa réalité de vie est également très questionnable: en tant que parent j'ai découvert qu'il fallait mettre totalement de côté ce pan de mon existence, comme si les week-end et soirées sans repos, l'organisation du quotidien familial et un corps de mère, n'avaient aucun impact sur mes capacités de travail. (Bien sûr je n'étais pas plus aidante avec mes collègues parents avant de connaitre leur sort…)<br> Un jour je retrouverai l'envie de faire de cette expérience un tremplin pour bousculer notre société et revendiquer des droits (congés deuxième parent digne de ce nom, démantèlement du patriarcat dans les fonctions dirigeantes des entreprises, attention aux burn-out dans le bénévolat, fin des exigences assénées aux femmes dans leurs différents rôles, remise en question de la société de l'occupationnel permanent, partage de la parole sur la fatigue maternelle et parentale, etc). Pour le moment je préfère travailler sur ce dont j'ai prise, ma fatigue physique et psychique.<br> Je voulais être une wonderwoman? Il va me falloir trouver un moyen d'y arriver en respectant mes propres limites. Je ne suis pas capable de passer mes journées à dénouer des conflits puis gérer les émotions de mes enfants une fois rentrée à la maison. Travailler en équipe utilise toute mon énergie disponible, après je ne suis bonne à rien. Je n'ai pas la force de trouver chaque jour de nouvelles idées, d'inventer du neuf, d'élaborer des stratégies sans cesse adaptables. Me plongeant toute entière dans les problématiques qu'on me soumet, je n'arrive pas à éteindre mon cerveau de salariée pour en allumer un de maman après 17h30. Tout comme je ne sais pas mettre de côté l'image de ma fille déposée à l'école patraque et subissant sa journée de collectivité. Ou effacer la culpabilité d'avoir crié sur mes enfants parce que mes nerfs fatigués m'ont lâché au mauvais moment.<br> C'est en tout cas mon état à ce jour, dans la vie qui est la mienne. Car évidemment tant qu'il y a de la vie il y a des changements.
Du haut des sept mois qui me séparent de mon dernier jour de travail, je vois toutes les pierres posées sur mon dos, l’une après l’autre, durant toutes ces années. Elles ne sont pas toutes de mon fait. Mon sentiment d’illégitimité lui-même n’est pas qu’inné: des actes et des paroles venus de collègues, des revendications de bénévoles, l’image même du manager et responsable que j’ai toujours vu comme un homme assuré plutôt qu’une (jeune) femme à qui j’aurais pu m’identifier, enfin la difficulté à incarner un poste en fonction de son caractère plutôt que d’un stéréotype. La place que l’on donne à chaque salarié en fonction de sa réalité de vie est également très questionnable: en tant que parent j’ai découvert qu’il fallait mettre totalement de côté ce pan de mon existence, comme si les week-end et soirées sans repos, l’organisation du quotidien familial et un corps de mère, n’avaient aucun impact sur mes capacités de travail. (Bien sûr je n’étais pas plus aidante avec mes collègues parents avant de connaitre leur sort…)
Un jour je retrouverai l’envie de faire de cette expérience un tremplin pour bousculer notre société et revendiquer des droits (congés deuxième parent digne de ce nom, démantèlement du patriarcat dans les fonctions dirigeantes des entreprises, attention aux burn-out dans le bénévolat, fin des exigences assénées aux femmes dans leurs différents rôles, remise en question de la société de l’occupationnel permanent, partage de la parole sur la fatigue maternelle et parentale, etc). Pour le moment je préfère travailler sur ce dont j’ai prise, ma fatigue physique et psychique.
Je voulais être une wonderwoman? Il va me falloir trouver un moyen d’y arriver en respectant mes propres limites. Je ne suis pas capable de passer mes journées à dénouer des conflits puis gérer les émotions de mes enfants une fois rentrée à la maison. Travailler en équipe utilise toute mon énergie disponible, après je ne suis bonne à rien. Je n’ai pas la force de trouver chaque jour de nouvelles idées, d’inventer du neuf, d’élaborer des stratégies sans cesse adaptables. Me plongeant toute entière dans les problématiques qu’on me soumet, je n’arrive pas à éteindre mon cerveau de salariée pour en allumer un de maman après 17h30. Tout comme je ne sais pas mettre de côté l’image de ma fille déposée à l’école patraque et subissant sa journée de collectivité. Ou effacer la culpabilité d’avoir crié sur mes enfants parce que mes nerfs fatigués m’ont lâché au mauvais moment.
C’est en tout cas mon état à ce jour, dans la vie qui est la mienne. Car évidemment tant qu’il y a de la vie il y a des changements.
Ces listes de causes, effets et événements ne cherchent pas à être exhaustives. Mon épuisement s’est construit en toute complexité, et en écrivant en ce lundi de juillet c’est un seul regard sur un tableau figé que je vous partage. D’autant que ce texte est si long déjà que plus personne ne doit me lire à cette ligne 😛 !
Dans un autre billet je parlerai de ce que je reconstruis maintenant.
(EDIT: je l’ai fait en janvier 2021 dans S’inventer )
Avant de me plonger dans ce récit, je suis allée dans ma salle de bain, prendre une photo de moi. J’ai retrouvé la lumière dans mes yeux. Ca va.